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LA DÉMOCRATIE RADICALE – JÜRGEN HABERNAS (PARTIE 1/5)

LIEN VERS LES PUBLICATIONS ANTÉRIEURES

La démocratie radicale de la Jürgen Habermas https://metahodos.fr/2022/11/16/automne-studieux-avec-metahodos-la-democratie-radicale-de-jurgen-habermas/

PARTIE 1

Entre socialisme et anarchie

Laurent Lemasson. Dans Revue française de science politique 2008/1 (Vol. 58)

« “Jadis, tout le monde était fou” diront les plus malins, en clignant de l’œil. »Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Jürgen Habermas est sans doute l’intellectuel dont les écrits ont eu la plus grande influence politique en Europe depuis une vingtaine d’années. Cette influence peut, par exemple, se mesurer au fait qu’Habermas a aujourd’hui acquis, pour ainsi dire, le statut de « philosophe officiel » de l’Union européenne. Il serait ainsi à peine exagéré de dire qu’Habermas est l’un des pères spirituels du Traité constitutionnel européen. Il est tout du moins l’auteur auquel sont empruntés, parfois en toute innocence, la plupart des concepts qui servent à défendre l’idée d’une Constitution européenne, lorsque la discussion s’élève jusqu’à des considérations de théorie politique et juridique. Son influence va toutefois bien au-delà du cercle des questions européennes, car Habermas lui-même conçoit l’Union européenne comme un premier pas dans la direction d’un authentique ordre cosmopolitique.

De cette manière, Habermas est aussi l’une des principales sources d’inspiration pour ceux qui, en Europe, œuvrent dans le sens du développement d’une « gouvernance » mondiale. De manière plus générale, Habermas est devenu progressivement, à partir des années 1970, une des références intellectuelles majeures de la social-démocratie européenne, à qui ses écrits paraissent offrir une alternative au « libéralisme anglo-saxon » sans tomber dans des schémas marxistes discrédités.

Habermas offre ainsi un excellent exemple de la manière dont des idées fort absconses, et a priorisusceptibles d’intéresser seulement un cercle restreint de spécialistes, peuvent, après avoir été convenablement diluées, se diffuser, si ce n’est jusqu’au grand public, du moins jusqu’à ceux qui parlent directement au grand public, et peuvent en définitive finir par influencer ce dernier. Étudier Habermas présente donc aujourd’hui un double intérêt, théorique et pratique.

Parmi ses nombreux écrits, Droit et Démocratie[1]est probablement le plus important à cet égard. Dans cet ouvrage, Habermas expose sa conception de la démocratie, et plus largement de la politique. Il n’y traite pas directement de questions politiques concrètes, mais il y pose les fondements théoriques indispensables pour traiter correctement de telles questions. Ce sont les fondements de cette « démocratie radicale » – qu’Habermas appelle de ses vœux – que nous essayerons de sonder dans l’analyse qui suit.

Droit et démocratie : le besoin d’une « démocratie radicale »

L’influence pratique de Droit et Démocratie pourrait surprendre au premier abord, étant donné à la fois le caractère hautement abstrait des thèmes développés dans cet ouvrage et le style très technique de son auteur, bien propre à rebuter toute personne orientée vers la pratique. Cependant, si cet ouvrage se meut dans l’atmosphère raréfiée de la philosophie universitaire, son auteur est immédiatement guidé non pas par une intention théorique mais par une intention pratique – une intention pratique qui rencontre les préoccupations immédiates de nombre de ses contemporains. Dans Droit et Démocratie, Habermas s’efforce d’élaborer un « paradigme juridique » qui intégrerait celui du« droit civil formel » et celui de « l’État providence ».

Ce paradigme, nous dit-il, est nécessaire afin de « domestiquer le capitalisme par l’État providence et l’écologie » tout en « refrénant l’emploi du pouvoir administratif »[2]. En d’autres termes, Habermas cherche à incorporer les maximes de l’État providence, tel qu’il le comprend, aux principes de justice fondamentaux de nos démocraties. D’un point de vue pratique, il s’agit de pouvoir combiner les libertés individuelles « bourgeoises », celles garanties par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ou le Bill of Rights de la Constitution américaine (le droit civil formel), avec une vaste redistribution de richesses et un contrôle poussé de l’activité économique (l’État providence et l’écologie). Pour y parvenir, il est nécessaire selon lui de montrer qu’il existe « un lien conceptuel, ou interne » entre l’État de droit et la démocratie[3].

Le rapport entre la fin visée et le moyen employé se trouve dans le fait qu’il semble exister traditionnellement une tension entre la protection des droits individuels (l’État de droit) et le self-government (la démocratie). Plus spécifiquement, les droits individuels, ou droits de l’homme, constituent une limite à l’action de la majorité qui, en démocratie, est censée avoir le dernier mot. Le législateur démocratique doit, dans son action, respecter les droits des individus. Plus précisément encore, les droits individuels, comme par exemple le droit de propriété, constituent une limite aux efforts que peut déployer un gouvernement démocratique en vue de parvenir à l’égalité des conditions. L’objectif visé par Habermas requiert que cette limite soit levée et donc que la légitimité des lois issues du « processus d’autolégislation » ne dépende plus du respect des droits individuels. La subordination de la démocratie à l’État de droit doit être remplacée par un « lien interne », c’est-à-dire non hiérarchique, entre la démocratie et l’État de droit.

La recherche d’une plus grande égalité des conditions pourrait amener Habermas à remettre en cause la notion même de droits de l’homme et l’orienter vers la défense d’options politiques ouvertement hostiles à la démocratie libérale. Habermas pourrait, par exemple, parler avec Marx des « prétendus droits de l’homme » et se prononcer pour l’instauration d’un régime communiste, ou bien encore il pourrait se rallier à Platon et estimer que l’instauration de la cité juste exige, entre autres choses, l’abolition de la propriété privée et de la famille. Mais Habermas se tient très loin de telles extrémités. En dépit du fait qu’il cherche à favoriser l’avènement de ce qu’il nomme une démocratie radicale, Droit et Démocratie n’est pas un livre radical. Habermas est en effet très clair sur le fait qu’il n’entend pas sortir du cadre formé par ce qu’il appelle « nos intuitions », c’est-à-dire par notre double attachement aux droits de l’homme et à la souveraineté populaire. Cet attachement n’est pas l’objet d’un examen rationnel, il est un point de départ indépassable. En fait, selon ses propres termes, « nos intuitions » ont un fondement « dogmatique » dans l’idée d’autonomie, à savoir l’idée que les hommes sont libres lorsqu’ils obéissent aux lois qu’ils se donnent.

Mais Habermas pense que ce caractère « dogmatique » des fondements de la démocratie moderne est « peu problématique ». L’idée d’autonomie est pour nous une « donnée » liée à la « forme de vie » dans laquelle nous avons « développé notre identité »[4]. En d’autres termes, Habermas écrit au sein d’une « forme de vie » (ce que nous appelons communément une culture) où l’idée d’autonomie est respectable et semble même constituer la strate la plus profonde de nos principes politiques et de nos institutions. Par conséquent, cette idée est une évidence, pour nous qui avons été élevés dans cette « forme de vie » et qui avons absorbé les opinions liées à celle-ci depuis notre enfance.

Cependant, dans la mesure où les « formes de vie » ne sont pas des réalités éternelles et intangibles mais des produits instables de l’histoire, ce qui est aujourd’hui une évidence pour nous pourrait fort bien nous sembler demain une erreur évidente ou une fable grossière, lorsque notre « forme de vie » aura évolué ; une évolution qui sera sans doute grandement accélérée par la diffusion de l’idée que les « formes de vie » ne sont pas des réalités éternelles.

Accorder un statut indépassable à « nos intuitions » actuelles, comme le fait Habermas, semblerait exiger l’élaboration d’une philosophie de l’histoire, à la façon de Hegel ou de Marx, qui montrerait que la « forme de vie » basée sur l’idée d’autonomie est le moment absolu du processus historique, et n’est donc pas susceptible d’être légitimement remplacée par une autre « forme de vie » basée sur d’autres principes. Dans la mesure où Habermas ne fait pas même mine d’esquisser un pas dans cette direction mais insiste au contraire sur le caractère contingent des « formes de vie », nous sommes obligés de nous demander si notre attachement à l’idée d’autonomie n’est pas simplement le produit d’une habitude invétérée et de notre incapacité à tirer toutes les conséquences de ce que nous croyons savoir. Symétriquement, nous sommes obligés de nous demander si le « philosophe » Habermas qui se propose de systématiser « nos intuitions » peut, en vertu de ses propres principes, être autre chose qu’un idéologue éphémère.

Habermas part de ce qu’il pense être « nos intuitions » et tente de les « reconstruire rationnellement », c’est-à-dire de leur trouver des justifications a posteriori. Cette reconstruction est justifiée car elle est en accord avec nos intuitions et nos intuitions sont justifiées car elles peuvent être reconstruites [5].

Pour opérer cette reconstruction, Habermas doit respecter un cahier des charges rigoureux. Non seulement il doit aboutir à des conclusions qui soutiennent ces fameuses intuitions, mais il doit le faire sans sortir du cadre étroit de ce qu’il nomme une justification « post-traditionnelle ». Les justifications employées pour soutenir « nos intuitions » doivent être en accord avec « la découverte radicalement antiplatonicienne qu’il n’existe rien de supérieur ou d’inférieur à quoi nous puissions en appeler, nous qui nous trouvons engagés dans nos formes de vie structurées par le langage »[6]. En d’autres termes, il ne nous est plus possible de nous appuyer ni sur la religion, ni sur la nature, ni même sur la rationalité de l’histoire pour justifier nos opinions en matière de justice. Par conséquent, le droit naturel sous toutes ses formes appartient aujourd’hui aux cimetières de la pensée et ne peut être, tout au plus, qu’un objet de curiosité archéologique.

L’histoire de l’humanité, selon Habermas, est ainsi l’histoire du lent passage des ténèbres à la lumière, au fur et à mesure que « les images religieuses ou métaphysiques du monde imperméables à la critique » qui recouvraient l’esprit humain sont chassées par « l’irruption de la réflexion ». Nous ne pouvons plus, comme Aristote ou Thomas d’Aquin, nous appuyer sur des « conceptions métaphysiques de la vie bonne » pour orienter nos vies. Une telle facilité nous est définitivement interdite par les progrès de l’esprit humain. La « rationalisation du monde vécu », nous dit Habermas, nous oblige désormais à faire passer nos décisions pratiques par « le filtre de la raison ». Les « normes de la vie en commun » doivent, dans une époque « post-métaphysique », être « réfléchies », ce qui implique que « les débats éthico-politiques qui tendent à aller au fond des choses deviennent non seulement possibles mais encore inévitables »[7].

Le tournant linguistique

Cependant, cet écroulement de tous les fondements du droit naturel semblerait devoir nous laisser sans étoile ni compas pour trouver des « normes de vie en commun ». Bien plus, la dissolution définitive de tous les « concepts essentialistes de la métaphysique » semblerait devoir aboutir au nihilisme le plus complet et à l’abandon de toute forme de raison. Mais une telle conclusion, celle de Nietzsche et de ses disciples, serait, selon les termes d’Habermas, « contre-intuitive » et par conséquent « peu attractive ». Fort heureusement, l’auteur de Droit et Démocratie pense qu’il existe une solution dans une conception de la raison fondée sur la communication.

Cette conception s’appuie sur ce que Habermas appelle le « tournant linguistique », tournant qu’il attribue notamment à Frege et Peirce[8]. L’affirmation centrale sur laquelle repose la conception linguistique de la raison qu’Habermas veut développer, est celle selon laquelle les « pensées ne sont pas des représentations ». Une représentation est toujours strictement individuelle, épisodique, elle n’est pas susceptible d’être communiquée aux autres. Une représentation porte uniquement sur des objets isolés et peut être identifiée à une image mentale suscitée par une perception sensible. À l’inverse, les pensées portent sur les « faits », c’est-à-dire sur des relations entre des objets et des prédicats. Les pensées sont inter subjectivement accessibles et conservent un contenu identique d’un individu à l’autre.

Le fait que les pensées soient communicables s’explique par le fait qu’elles sont « articulées sous forme de propositions », or « les expressions linguistiques conservent une signification identique pour différents utilisateurs », à l’intérieur du moins d’une même « communauté linguistique ». Une pensée, en d’autres termes, est une phrase quelconque et cette phrase a la même signification pour tous ceux qui parlent le même langage. Cependant, dans la mesure où les « pensées » ne sont pas des « représentations », c’est-à-dire ne renvoient pas à une réalité qui existerait indépendamment de nous, il faut comprendre une affirmation telle que « Ce ballon est rouge » dans le sens suivant : je cherche à ce que nous nous mettions d’accord sur le fait qu’il « existe au moins un objet qui est un ballon et dont il est établi qu’il est rouge ».

Sur cette base, il est possible de remplacer le « concept binaire d’un monde représenté au moyen du langage » par le « concept ternaire d’une représentation linguistique de quelque chose pour un interprète possible ». Quelque chose est « réel » dès lors qu’il peut être représenté par un énoncé « vrai ». Un énoncé est « vrai » s’il est « valide » et la validité doit être entendue dans le sens d’une « validité qui nous parait fondée ». Par conséquent, la réalité est simplement la totalité des énoncés valides, c’est-à-dire des énoncés qui nous paraissent fondés : « Le réel est alors ce à quoi, tôt ou tard, le processus d’information et de raisonnement aboutirait et qui est pour cette raison indépendant de mes ou vos caprices ».

En d’autres termes, après le « tournant linguistique », le langage n’est plus compris comme servant à désigner un monde d’objets qui existerait indépendamment de nous, mais comme un moyen de se mettre d’accord avec d’autres interlocuteurs, et ce sur quoi nous nous accordons est ce que nous appelons la « réalité », qui désormais doit nécessairement s’écrire avec des guillemets. La vérité, entendue en son sens habituel de correspondance entre une affirmation et la réalité, est remplacée par l’accord entre plusieurs personnes, c’est-à-dire par la convention.

Ce remplacement de la vérité par la convention semblerait avoir pour conséquence de nous enfermer définitivement dans nos « formes de vies » particulières. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà et nul moyen de trancher rationnellement le conflit. Par conséquent, il nous faudrait renoncer à toute norme universelle, telle que par exemple les droits de l’homme, comme à une illusion « métaphysique ». Le relativisme le plus complet semble être au bout du tournant linguistique.

Habermas pense cependant que nous pouvons éviter un tel résultat si nous faisons appel au concept « d’opinion finale », emprunté à Peirce. Ce concept signifie, selon lui, que lorsque nous élevons une « prétention à la validité », c’est-à-dire lorsque nous affirmons quelque chose, nous le faisons de manière « inconditionnée », c’est-à-dire sans restreindre la vérité de cette affirmation à une « forme de vie » particulière. En analysant « l’usage du langage à des fins d’entente », nous découvrons ainsi deux « idéalités » : l’idéalité de « l’universalité sémantique » et l’idéalité de « la valeur de vérité ». Ces deux idéalités sont les présuppositions nécessaires de toute personne qui « emploie le langage à des fins d’entente ». Par conséquent, en « employant le langage à des fins d’entente » nous transcendons implicitement la « forme de vie » particulière dans laquelle nous nous situons. Chacune de nos affirmations renvoie à « l’auditoire idéalement élargi de la communauté d’interprétation illimitée » devant lequel nous pourrions justifier cette affirmation.

Ces considérations peuvent être traduites de la manière suivante : celui qui affirme quelque chose suppose implicitement que les mots qu’il emploie conservent la même signification quel que soit son interlocuteur (l’universalité sémantique). Par ailleurs, si ce qui motive sa prise de parole est le désir de se mettre d’accord avec ses interlocuteurs (l’usage du langage à des fins d’entente), il s’engage également implicitement à appuyer son affirmation par des « raisons » qui pourraient être acceptées par ces derniers. Son affirmation initiale renferme, en quelque sorte, un engagement à entrer dans une discussion d’égal à égal avec ses interlocuteurs, discussion au cours de laquelle ils échangeront des arguments et à l’issue de laquelle ils pourront parvenir à un accord au sujet de cette affirmation. Cet engagement vaut vis-à-vis de tout homme quel qu’il soit, et pas seulement vis-à-vis de ceux qui partagent avec lui le même langage, les mêmes coutumes, les mêmes lois, la même religion (la valeur de vérité). Celui qui affirme quelque chose suppose donc implicitement que l’humanité toute entière (l’auditoire idéalement élargi de la communauté d’interprétation illimitée) pourrait s’accorder avec lui au sujet de son affirmation. Par conséquent, toute « offre d’acte de parole » dépasse le hic et nunc d’une communauté d’interprétation particulière pour atteindre une forme d’universalité [9].

Grâce à cette conception « linguistique » de la raison, Habermas pense être capable de combiner les charmes de l’historicisme avec ceux de l’universalisme. La disparition de la nature au profit de l’entente assure que rien ne viendra limiter la capacité de l’homme à se donner ses propres lois, tandis que la supposition d’un auditoire universel nous préservera du relativisme pur et simple. En termes plus directement pratiques, Habermas cherche à combiner l’égal respect de toutes les « cultures » (rendu possible par l’absence de critère naturel pour juger ces cultures) avec l’égal respect de tous les êtres humains (censé découler des « idéalités universalisantes » du langage).

Ainsi équipés, nous sommes désormais prêts à nous lancer sur la mer agitée de « la communication déchaînée ». Mais avant de quitter définitivement les rivages « essentialistes », une rapide évaluation de la solidité de notre esquif s’impose.

Nous pouvons commencer par remarquer que le remplacement de la vérité, au sens habituel du terme, par la validité a pour conséquence le fait que les affirmations épistémologiques d’Habermas devraient être réputées non valides car, à l’exception peut-être de quelques sous-sections dédiées au « pragmatisme » au sein de quelques départements universitaires, il serait certainement exagéré d’affirmer que « le processus d’information et de raisonnement » a abouti à la conclusion que la réalité est la totalité des propositions valides.

Pour les besoins de la discussion, nous pouvons cependant aller jusqu’à supposer que cet accord est en vue et qu’Habermas n’a fait que prendre un peu d’avance sur « le processus d’information et de raisonnement ». La question est alors : quel est le fondement rationnel de cette conclusion, une conclusion qui, il faut le noter, a été rejetée par tous les philosophes politiques, de Platon jusqu’à Hegel ?

Le point de départ apparent du raisonnement est l’affirmation que les « pensées » ne sont pas des « représentations ». La base sur laquelle il nous est possible d’affirmer que les « pensées » ne sont pas des « représentations » n’est pas précisée. Cependant, les caractéristiques attribuées aux « pensées » et aux « représentations » ainsi que les origines « pragmatiques » de cette distinction nous permettent de penser que celle-ci repose sur la théorie du caractère subjectif des qualités sensibles, théorie en vertu de laquelle notre expérience immédiate du monde est privée de sa véracité. La prétendue découverte de l’opposition entre les « pensées » et les « représentations » n’est ainsi que la culmination d’une tradition philosophique vieille de près de quatre siècles et dont les plus éminents représentants ont pour nom Bacon, Descartes ou Locke. Cette filiation très honorable ne serait évidemment pas en elle-même un problème, si Habermas ne rangeait pas au rayon des rêveries « métaphysiques » toute la philosophie qui précède le « tournant linguistique ».

Il est effectivement incontestable que l’épistémologie cartésienne, qui est la véritable matrice des concepts employés par Habermas, suppose une ontologie spécifique. Mais les difficultés bien connues qui affectent cette ontologie ne nous autorisent pas à la rejeter en bloc tout en conservant ses fruits, comme le fait Habermas, car l’ontologie cartésienne pourrait bien être le soutien nécessaire de l’épistémologie cartésienne. De la même manière, Habermas célèbre la « découverte radicalement antiplatonicienne »[10] qu’il attribue à Kant, tout en jugeant que « les hypothèses métaphysiques opposant abstraitement, chez Kant, l’intelligible et le phénoménal » ne peuvent plus convaincre, sans sembler s’aviser que l’opposition entre l’intelligible et le phénoménal est peut-être la condition nécessaire de « l’antiplatonisme » kantien.

Si nous nous plaçons dans une perspective plus générale, nous constatons que des affirmations telles que « Il n’existe rien de supérieur ou d’inférieur à quoi nous puissions en appeler, nous qui nous trouvons engagés dans nos formes de vie structurées par le langage », ou encore « Il nous est impossible de concevoir la réalité autrement que comme la totalité de ce que nous sommes en mesure de représenter dans des énoncés vrais [c’est-à-dire « valides »] », sont des affirmations parfaitement métaphysiques qui supposent que nous connaissons, au plein sens du terme, la nature de la condition humaine et par conséquent aussi certaines caractéristiques essentielles du tout dans lequel l’homme se situe. De telles affirmations supposent implicitement un type de savoir, métaphysique, dont elles nient explicitement la possibilité. Le rejet de toute spéculation « métaphysique » de la part d’Habermas semblerait donc aboutir, non pas à des positions qui seraient exemptes de métaphysique, mais à des positions qui reposent sur une métaphysique incohérente.

De telles difficultés ne préoccupent manifestement pas beaucoup Habermas. L’auteur de Droit et Démocratie est absolument persuadé que toute ontologie est impossible et cela le préserve contre la tentation d’examiner l’ontologie que présuppose sa « philosophie ». En fait, la seule « preuve » avancée par Habermas pour soutenir ses positions se trouve dans la répétition incessante que nous vivons dans une époque « post-métaphysique ». L’histoire, semble-t-il, nous a révélé le caractère illusoire de toute « raison essentialiste ». Cette révélation ne nécessite aucune preuve, elle est un axiome de base. Ceux qui acceptent cette révélation ne sont, apparemment, même pas tenus d’en avoir une conception cohérente. Ils peuvent en effet à la fois concevoir l’histoire comme essentiellement progressiste, culminant dans le moment absolu de la révélation de l’historicité de toute pensée et dans la « forme de vie » basée sur l’idée d’autonomie, et rejeter dans le même mouvement l’idée de toute téléologie de l’histoire[11]. Dans de telles conditions, la « philosophie » a effectivement uniquement à se préoccuper de rationaliser « nos intuitions ». Le résultat étant connu d’avance, le moyen d’y parvenir est secondaire. Ainsi, Habermas peut à la fois qualifier le tournant linguistique de « conception controversée qui demande encore à être élucidée » et bâtir sur cette base chancelante l’immense structure de sa démocratie radicale, comme si les fondations avaient la solidité du roc.

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5 réponses »

  1. Il me parait aberrant de trouver une philosophie à cette Europe des intérêts américains, atlantistes, industriels et commerciaux. Une fois de pus il s’agit là d’un alibi collé à une industrie de captation des richesses, à une destruction des peuples souverains. Il n’y a qu’une élite qui déconstruit les état au profit d’un vaste espace de libre marché. Cet appareil ne fait que privatiser les gains et mutualiser les couts. Il faut relire Mandeville, Bernays et Bookchin… L’affaire est très claire et nombre de citoyens se réveillent en réalisant le stratagème américain avec les pires politiciens de la dernière guerre mondiale. Il y a déjà tant d’écrit sur le sujet qu’il serait sain de les redistribuer.Bien amicalementJean-Marc

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