
METAHODOS – LES ENTRETIENS DE LA MÉTHODE: PRÉCÉDENTES PUBLICATIONS
DÉMOCRATIE RADICALE – JURGEN HABERMAS – Espace public et société civile (PARTIE 4/5) https://metahodos.fr/2022/11/24/partie-4/
DÉMOCRATIE RADICALE – JURGEN HABERMAS (PARTIE 3/5) – Neutralité du principe de discussion https://metahodos.fr/2022/11/23/partie-3/
LA DÉMOCRATIE RADICALE – JURGEN HABERMAS (PARTIE 2/5). https://metahodos.fr/2022/11/22/partie-2/
LA DÉMOCRATIE RADICALE – JÜRGEN HABERNAS (PARTIE 1/5) https://metahodos.fr/2022/11/21/la-democratie-radicale-de-jurgen-habermaspartie-1/
La démocratie radicale de la Jürgen Habermas https://metahodos.fr/2022/11/16/automne-studieux-avec-metahodos-la-democratie-radicale-de-jurgen-habermas/
PARTIE 5
De l’État providence à l’État redistributeur
La démocratie délibérative parait ainsi devoir être en pratique un mélange remarquable de socialisme et d’anarchie. Il est toutefois clair que, pour Habermas, le premier aspect est destiné à l’emporter nettement. Le « paradigme procéduraliste » qu’il a développé a en effet pour premier objectif de nous permettre de refonder l’État providence [43]. La principale raison semble en être le besoin de justifier la nouvelle signification donnée par Habermas à cet État providence. Au moment de son instauration, l’État providence signifiait essentiellement la mise en place d’un certain nombre de dispositifs publics destinés à protéger les individus contre des aléas de la vie qui dépassent, en général, les ressources des individus. Ainsi, par exemple, l’assurance maladie doit-elle permettre de faire face à des dépenses médicales qui peuvent très rapidement excéder les capacités financières des individus, et ainsi de suite. Pour Habermas en revanche, l’État providence a une mission beaucoup plus large, qui est de parvenir à « une distribution plus juste de la richesse socialement produite ». Le but n’est plus d’aider l’individu lorsqu’il ne peut plus s’aider lui-même, mais de parvenir à « une égalité factuelle des situations de vie et des positions de pouvoir ». Selon Habermas, l’État providence ainsi entendu n’est que la réponse à l’incapacité avérée du « modèle contractuel du droit civil formel » à tenir ses promesses de « justice sociale » [44]. En d’autres termes, l’égalité des droits fondamentaux (les droits de l’homme dans leur acception originelle) ne suffit pas à assurer l’égalité des conditions de vie, or seule une telle égalité permettrait à chacun d’avoir des chances égales de jouir des libertés reconnues par les lois. Par conséquent, il est nécessaire que le gouvernement opère une vaste redistribution des richesses afin de, au moins, se rapprocher de l’égalité des conditions.
Il est effectivement peu contestable que la loi qui interdit également au riche et au pauvre de coucher sous les ponts est une parodie de justice, tant que le pauvre n’a pas les moyens de coucher ailleurs que sous les ponts. En ce sens, la critique marxiste du caractère « formel » de l’égalité « bourgeoise », qu’Habermas reprend implicitement, n’est pas totalement dépourvue de fondement. L’exercice de nos libertés civiles et politiques dépend souvent de la possession d’un degré minimum de sécurité, de propriété ou de santé. Il est néanmoins aisé de remarquer que cette évidence était parfaitement connue des fondateurs de la tradition « bourgeoise » des droits de l’homme. Locke, pour ne citer que lui, mettait la vie, la liberté et la propriété au rang des droits naturels de l’homme. Mais ces droits ne signifiaient pas pour lui la possibilité pour l’individu de réclamer à la société, c’est-à-dire aux riches, un montant déterminé de propriété ou de « prestations sociales ». Ils signifiaient la liberté donnée à chacun, dans certaines limites raisonnables fixées par la loi, d’acquérir ou d’étendre sa propriété et, une fois acquise, d’en disposer. Cela suppose bien sûr que tout individu disposé à travailler pour améliorer sa condition puisse effectivement le faire, ce pourquoi, dès l’origine, l’affirmation des droits naturels de chacun est allée de pair avec une dénonciation des privilèges économiques, des monopoles ou des corporations. En ce sens, la protection offerte par l’État providence contre certains aléas de la vie n’est pas incompatible avec les principes posés par Locke. Elle peut être comprise tout simplement comme la reconnaissance du fait que, dans les conditions de vie modernes, il existe sans doute davantage de circonstances dans lesquelles l’individu ne peut pas s’aider lui-même que ne l’avaient envisagé les premiers penseurs des droits de l’homme.
Cela n’implique pas en revanche que l’égalité des droits devrait déboucher sur l’égalité des conditions. Bien au contraire, l’opportunité ouverte à chacun d’améliorer sa condition aura pour conséquence de grandes inégalités de propriété, dans la mesure où la justice demande que ceux qui travaillent plus ou mieux que les autres puissent jouir des fruits de leur travail. En ce sens, le passage de la protection à la redistribution, qui semble nécessaire à Habermas, s’apparente, du point de vue de Locke, aux revendications injustes élevées par les « chicaneurs et les querelleurs » contre les « industrieux rationnels », ou encore, selon la formule d’Adam Smith, au désir de récolter là ou l’on n’a pas semé. La tradition originelle des droits de l’homme n’a jamais promis, ni même cru qu’il serait juste de promettre « l’égalité factuelle des situations de vie et des positions de pouvoir ».
Pour Habermas en revanche, il existe des « droits de partage » qui doivent garantir une juste participation à la « richesse sociale » [45]. Cela signifie nécessairement, semble-t-il, que la richesse n’est pas le produit des efforts des individus, individus qui, du fait même de cet effort, auraient un juste titre à disposer de ce qu’ils ont produit. La richesse est « sociale », toujours déjà disponible et n’attendant que d’être redistribuée en fonction de critères égalitaires abstraits. Lorsqu’ils délibèrent au sujet des taux d’imposition, les citoyens de la démocratie radicale ne se demandent pas, apparemment, quelle proportion de son revenu un individu devra donner à la collectivité, mais quelle proportion du revenu de la collectivité il sera autorisé à conserver. Il n’est pas besoin d’être très versé dans les questions politiques pour comprendre quelle direction prendra une délibération engagée sur de telles bases. Il est suffisamment clair en tout cas que l’absence de droits naturels, ainsi que la conception particulière qu’a Habermas de la « société civile » ont, sinon pour intention, du moins pour conséquence de lever tous les obstacles théoriques en vue d’une redistribution à très grande échelle.
Toutefois, Habermas n’est pas entièrement satisfait avec cet État-redistributeur. Car il existe un effet pervers de la redistribution, ce que Habermas appelle le « paternalisme de l’État providence ». Il est bien connu, en effet, que la distribution d’argent public va toujours avec une forme de contrôle de ceux à qui cet argent est distribué. Ce contrôle peut aller de la simple vérification du fait que les bénéficiaires ont bien droit à ce qu’ils reçoivent, en passant par l’exigence de certaines contreparties en échange des prestations versées, jusqu’à un contrôle de la manière dont ces prestations sont utilisées. Dans tous les cas, le risque est, selon Habermas, que l’État mène des interventions « normalisatrices » qui viennent restreindre la liberté des individus. Ce risque n’est effectivement pas mince, et il serait sans doute augmenté dès lors que, la richesse étant « sociale » et non plus individuelle, chacun serait considéré comme un bénéficiaire des largesses publiques. En fait, en dépit des affirmations d’Habermas selon lesquelles il importe que le « noyau privé du monde vécu » reste intact, il est difficile de comprendre comment la sphère privée pourrait conserver son autonomie dès lors que la richesse est considérée comme commune.
Cela ne conduit cependant pas Habermas à reconsidérer la pertinence de « l’égalisation des conditions de vie et des positions de pouvoir ». Le remède, selon lui, se trouve dans l’application du « paradigme procéduraliste » à l’État providence. Pour éviter tout« paternalisme », il faut que les bénéficiaires des prestations de l’État providence « participent eux-mêmes à l’interprétation des critères suivant lesquels l’égalité juridique peut être mise en œuvre en dépit des inégalités factuelles ». En d’autres termes, il faut que les bénéficiaires des nouveaux « droits » puissent définir eux-mêmes ces nouveaux « droits » au lieu de se les voir accorder de façon « paternaliste » par l’État [46].
Délibération ou bavardage interminable ?
Pour illustrer son propos, Habermas prend pour exemple les « politiques d’émancipation des femmes ». Dans un premier temps, le droit formel « bourgeois » s’était contenté d’assurer l’égalité des droits fondamentaux des hommes et des femmes, c’est-à-dire essentiellement la liberté pour les femmes d’accéder à l’éducation et d’entrer en concurrence avec les hommes pour les emplois, les honneurs, etc. Mais avec cette liberté nouvelle, il est apparu que les femmes souffraient de certains « désavantages » par rapport aux hommes, « désavantages » qui s’opposaient à l’obtention de l’égalité « réelle ». Ces « désavantages » sont essentiellement liés au fait que les femmes portent les enfants, et à tout ce qui se rattache à ce fait. Pour surmonter cet obstacle sur le chemin de l’égalité, un certain nombre de protections et de prestations spécifiques ont été accordées aux femmes, afin de compenser les charges et les contraintes liées à la maternité. Ceci partait évidemment d’une bonne intention, mais, à l’usage, certains effets pervers sont apparus. Par exemple, la protection supplémentaire accordée aux femmes en période de grossesse et de maternité a contribué à augmenter leur taux de chômage, un droit du divorce plus libéral a aggravé la situation des femmes se retrouvant seules avec leurs enfants, etc. En bref, ces protections et prestations spécifiques n’ont pas apporté « l’égalité des situations de vie et des positions de pouvoir » entre les hommes et les femmes. Le problème réside dans le fait que les différences entre les hommes et les femmes n’ont pas été comprises comme des « constructions sociales », mais comme des données naturelles. Ce faisant, le droit censé venir en aide aux femmes a en réalité contribué à les enfermer dans un rôle « traditionnel » de mère de famille ; il n’a fait que perpétuer les « stéréotypes sexuels » qui sont, selon Habermas, la véritable origine des inégalités entre hommes et femmes. Le remède à cela se trouve dans un « débat public sur l’interprétation appropriée des critères et des besoins ». Il faut que les intéressés eux-mêmes puissent décider librement quelles sont les différences significatives entre les hommes et les femmes et quelles doivent être les réponses appropriées à ces différences [47].
Par les intéressés, il semble qu’il faille entendre non pas les hommes et les femmes, mais les femmes exclusivement. Seuls en effet les « sous-privilégiés », c’est-à-dire en l’occurrence les femmes, sont capables de dire quelles sont « les raisons chaque fois pertinentes pour une égalité ou une inégalité de traitement » [48]. Plus généralement, comme nous l’avions déjà remarqué, il semble que seuls les bénéficiaires des nouveaux « droits » et prestations peuvent légitiment participer à leur élaboration, pas ceux qui acquitteront ces « droits » et prestations. N’est-il pas normal, en effet, que ceux dont « l’intégrité a été lésée », qui ont subi des « préjudices », ont été « réprimés », ou plus généralement ont vu leur « dignité » bafouée élaborent eux-mêmes les moyens propres à faire cesser ces « souffrances » ?
Cependant, il semblerait que, dans son désir bien compréhensible de venir en aide aux « opprimés », Habermas ait quelque peu perdu de vue ses propres principes et se soit un peu trop précipité. Dans la mesure où la réalité est, selon lui, ce sur quoi nous nous accordons, il semble que « l’interprétation publique » des différences entre hommes et femmes devrait, en toute logique, être précédée par un débat public afin de décider s’il existe des hommes et des femmes. De la même manière, il semblerait cohérent, avant de commencer à réparer les préjudices, d’avoir un débat public pour savoir si nous nous accordons sur le fait qu’il existe quelque chose comme des préjudices, de l’oppression ou de la dignité.
Ce léger contretemps attire notre attention sur la notion de délibération telle qu’Habermas la comprend. Le cœur de la démocratie délibérative se trouve, comme son nom l’indique, dans la délibération publique. Au cours de cette délibération, toutes les personnes « concernées » échangent des arguments à propos de questions appelant une action publique jusqu’à ce qu’un consensus soit atteint au sujet de ce qu’il convient de faire. En pratique, bien sûr, la majorité décidera de ce qu’il convient de faire, car il est presque toujours impossible de poursuivre la discussion jusqu’à ce qu’un consensus soit atteint. Cependant, l’essentiel est que la procédure suivie pendant la délibération permette que le meilleur argument puisse l’emporter. Idéalement, la décision prise le sera uniquement sur la base de la force relative des différents arguments en présence. Il nous faut néanmoins nous demander ce que peut bien signifier la notion de meilleur argument dans le contexte du « tournant linguistique ». Avant ce tournant, un argument pouvait être considéré comme meilleur que les autres lorsqu’il paraissait mieux s’accorder avec la réalité que ses concurrents. Pour transposer l’expression célèbre d’Aristote, le meilleur argument était celui qui permettait le mieux de sauver les apparences. Mais cette conception de l’argumentation repose sur l’idée que les mots désignent des objets qui existent indépendamment de nous et elle suppose que nous sommes capable de connaître les natures de ces différents objets. Elle repose, en d’autres termes, sur une notion de la « vérité-correspondance » qu’Habermas espère avoir laissé définitivement derrière lui après avoir pris le « tournant linguistique » [49]. Après ce tournant, la réalité n’est plus que ce sur quoi nous nous accordons. Il n’existe plus de « faits » extérieurs à la discussion et qui permettraient de départager les arguments. Les « faits » sont le résultat de la discussion et non pas sa base.
Mais dès lors, comme le dit Habermas lui-même, il n’existe « pas de fin « naturelle » à la chaîne des raisons substantielles possibles ». Dans des conditions idéales, nous n’arrêtons une argumentation que lorsque survient un « accord sans contrainte » entre tous les participants au sujet de la « validité » de la proposition en discussion. Dans des conditions moins qu’idéales, c’est-à-dire en pratique presque toujours, une décision doit être prise à la majorité sans que l’accord unanime ait pu être réalisé. Mais même dans les conditions idéales, le consensus ne peut être compris que comme provisoire. Il est toujours possible que surgissent de « meilleurs » arguments et qu’un consensus tout différent, mais toujours provisoire, soit atteint sur cette base.
Ceci revient à dire que les participants à la discussion échangent des arguments parmi lesquels le meilleur est censé l’emporter, mais qu’ils ne disposent pas de critère pour départager les différents arguments. Comme le reconnaît ingénument Habermas, « ce qui compte en tant que bon ou mauvais argument peut, à vrai dire, faire à son tour l’objet de la discussion » [50]. En toute logique, ceci semblerait nous engager sur la voie d’une régression à l’infini, dans laquelle toute discussion au sujet de ce qu’est un bon argument devrait être précédée d’une discussion afin de déterminer les critères selon lesquels seront jugés les arguments échangés afin de savoir ce qu’est un bon argument. Clore la discussion par un vote en faisant appel à la nécessité de parvenir à une décision, comme le suggère Habermas, ne parait pas davantage possible, car il semble inévitable que le caractère nécessaire ou non d’une décision fasse lui-même l’objet d’une discussion ; ce, sans même évoquer le caractère éminemment « discutable » de la règle selon laquelle la majorité fait loi.
La vérité effective de la démocratie délibérative semble devoir être le bavardage interminable. Dans la mesure où parler pour ne rien dire et se taire sont, d’un point de vue cognitif, strictement équivalent, le « tournant linguistique » semblerait donc nous avoir ramené aux conclusions nihilistes « peu attractives » qu’il avait pour fonction de contourner.
Il serait toutefois erroné de conclure de ce qui précède que la démocratie délibérative est destinée à être une société composée uniquement, ou même majoritairement, d’Ivan Karamazov. La logique d’une opinion est rarement équivalente au comportement de ceux qui professent cette opinion. Comme le dit Habermas, les citoyens de la démocratie délibérative doivent, bien qu’étant des « étrangers » les uns pour les autres, posséder une « culture libérale commune ». C’est-à-dire qu’ils doivent au minimum être tous persuadés, on ne sait pourquoi, que tous les êtres humains sont fondamentalement égaux et que l’entente est le bien suprême.
Ce « surmoi » libéral est ce qui protège les citoyens de la démocratie délibérative contre l’angoisse existentielle que devrait provoquer en eux la reconnaissance de l’absence de tout fondement invariable derrière le flux de l’expérience. Il est également ce qui leur permet de prendre des « décisions publiques » en l’absence de tout critère objectif pour prendre des décisions. Les « bonnes raisons », celles qui emportent l’adhésion de la majorité au sein de la démocratie délibérative, sont celles qui paraissent le plus conformes à « nos intuitions » universalistes et égalitaires. Loin d’être impossible, l’accord s’opère en définitive sans grandes difficultés, sur la base de nos préjugés. Quant à ceux qui, par extraordinaire, demanderaient à sortir du cercle enchanté constitué par ces « intuitions », il nous faudra leur répéter qu’un tel désir n’est pas raisonnable. Qui donc désirerait vivre au milieu des ténèbres de la « métaphysique » et des « formes de vie non réflexives » que ceux-ci engendrent ?
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Reconstruire plus en détails la démocratie délibérative d’Habermas ne parait pas nécessaire car on peut affirmer, sans grand risque de se tromper, qu’une telle société, rigoureusement déduite à partir des principes posés par Habermas, n’a jamais existé et n’existera jamais.
En fait, il ne parait pas exagéré de dire que les analyses d’Habermas rendent la politique à peu près incompréhensible. Dès le départ, les hommes sont supposés vouloir s’entendre, ils sont naturellement, si l’on peut dire, orientés vers la recherche du consensus. Au cours de la discussion publique, ils se conforment aux règles posant l’égalité de tous les participants, l’absence de contrainte, l’égalité des chances de toutes les contributions ou encore l’universalité d’accès à la discussion. Une fois la discussion terminée, ils sont fair-play et coopératifs, ils respectent les décisions de la majorité. Si tous n’ont pas ces qualités, du moins est-il indispensable qu’elles soient le partage d’une très grande majorité, sans quoi les « discussions publiques » qu’Habermas appelle de ses vœux ne pourraient simplement pas avoir lieu. Ces qualités sont d’autant plus remarquables que ces citoyens d’un nouveau genre sont censés avoir intégré l’idée « post métaphysique » que les décisions publiques, c’est-à-dire les lois, n’ont pas d’autre fondement qu’un accord toujours transitoire. La question se pose alors de savoir pourquoi des êtres si angéliques pourraient avoir besoin de gouvernement. Existe-t-il une autre justification à l’institution d’un gouvernement doté du « monopole de la violence légitime » que le fait que les passions humaines ne se conforment pas sans contrainte aux exigences de la raison et de la justice [51] ? Mais si tel est le cas, l’existence de ces mêmes passions, sans même parler d’autres considérations, ne devrait-elle pas nous faire douter de la possibilité d’instituer une démocratie délibérative ? La délibération civique pourra-t-elle jamais ressembler, même de loin, à une conversation entre quelques amis bien disposés ? Et dans l’affirmative, ne devrions-nous pas compter que les lois seront observées spontanément, sans qu’il soit besoin de l’appareillage compliqué et contraignant d’un gouvernement ?
Habermas avoue avoir toujours été « fasciné » par l’idée marxiste selon laquelle la domination politique de l’homme sur l’homme devait être transformée en administration rationnelle des choses [52]. La fascination est effectivement évidente dans ses écrits, mais elle ne semble pas avoir débouché sur une réflexion suffisamment approfondie à propos de ce qu’impliquerait une telle conception.
Ainsi, Droit et Démocratie veut mettre la « délibération publique » au cœur de la démocratie. Cette exigence peut sembler raisonnable, car il est peu contestable que la délibération soit une partie importante de l’activité politique, particulièrement en démocratie. Cependant, la délibération ne serait pas un bien si nous n’étions pas ce que nous sommes. Ni les dieux ni les bêtes ne délibèrent, seul l’homme le fait ; et l’homme délibère car il est à la fois doué de raison – capable par conséquent de s’orienter en fonction de sa raison – et de faiblesses et de passions qui menacent sans cesse d’obscurcir sa raison. La délibération nous est nécessaire du fait que notre savoir est souvent insuffisant ou incomplet, et d’autre part, du fait que, trop souvent, une décision nous apparaît d’autant meilleure qu’elle sert davantage nos intérêts. Par conséquent, le fait même que la délibération nous soit nécessaire semblerait impliquer que la « domination politique » ne pourra jamais être remplacée par « l’administration rationnelle des choses ».
Habermas, dans ses réflexions, fait abstraction de la nature humaine, car la politique qu’il favorise réclame cette abstraction, mais il faut bien constater que cette abstraction aboutit à des propositions d’une grande naïveté politique [53]. Le fait que les caractéristiques à la fois anarchistes et collectivistes de la société qu’il dessine soient incompatibles ne semble pas frapper Habermas, pas plus qu’il ne parait mesurer à quel point sa « démocratie radicale » est en contradiction avec les principes et les institutions de la démocratie libérale telle que nous la connaissons aujourd’hui. En fait, il est difficile de se défaire de l’impression qu’Habermas espère et suppose qu’une société en accord avec ses principes ne serait pas terriblement différente de l’Allemagne ou de la France d’aujourd’hui. Habermas n’est pas un dangereux extrémiste : il veut conserver tous les avantages qui découlent d’un ordre démocratique « bourgeois », simplement avec plus « d’égalité » et de « respect des différences ».
Par conséquent, la signification pratique des spéculations d’Habermas est de nous persuader qu’il est inutile d’examiner « nos intuitions », que nous possédons aujourd’hui tout ce qui est bon, pourvu seulement que nous sachions mieux réaliser « nos intuitions », c’est-à-dire progresser sans cesse vers plus de « respect » et « d’égalité ». Le philosophe Habermas, tel qu’il se nomme lui-même, cherche, sans s’en rendre compte, à refermer l’entrée de la caverne. Plus exactement, dans la mesure où Habermas se prononce fermement pour l’institution d’un « ordre cosmopolitique » – ce qu’il appelle parfois une « démocratie post nationale » –, il parait justifié de dire qu’il cherche à remplacer les cavernes nationales par la caverne cosmopolitique. La pluralité des opinions qui, par cette pluralité même, faisait signe vers ce qui ne serait plus opinion mais connaissance, doit être remplacée par un préjugé universel ; un préjugé universel soutenu par des institutions internationales capables « d’agir et de s’imposer » et par les intellectuels comme Habermas qui, avec les meilleures intentions du monde, effacent la distinction entre opinion et connaissance.
Dans la mesure où Habermas lui-même présente son travail comme une tentative de rationaliser « nos intuitions » et où il reconnaît le caractère finalement « dogmatique » de ces intuitions, il semble en effet légitime de supposer que sa « philosophie » découle en définitive de son attachement dogmatique à ces intuitions. Un amour irréfléchi de l’égalité est, semble-t-il, à la source des principes d’Habermas. En ce sens, il parait offrir le témoignage involontaire que la plupart des hommes sont bien prisonniers des préjugés de leur temps.
Notes
- [1]Titre original : Faktizität und Geltung. Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und desdemokratischen Rechtsstaats, publié en allemand en 1992 et traduit en français par R. Rochlitz et C. Bouchindhomme sous le titre Droit et Démocratie, entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997. Nous utiliserons aussi le recueil d’essais intitulé L’intégration Républicaine, Fayard, 1998 (titre original : Die Einbeziehung des Anderen. Studien zur politischen Theorie, publié en allemand en1996). Ce recueil est un prolongement et, en quelque sorte, un commentaire de Droit et Démocratie.
- [2]« À vrai dire, le paradigme procéduraliste, qui doit nous permettre de sortir de l’impasse que constitue désormais le modèle de l’État providence, a encore des contours assez flous. Il part des prémisses suivantes : (a) la régression, mise en vogue par le néo-libéralisme au nom de la thèse d’un « retour de la société civile et de son droit », nous est en fait interdite ; (b) l’appel qui nous invite à « redécouvrir l’individu » est suscité par un type de juridicisation propre à l’État providence, qui risque de changer son but déclaré, celui de rétablir l’autonomie privée, en son contraire ; enfin, (c) s’il est tout aussi impossible de rendre le projet de l’État providence irrévocable que de le suspendre, il faut donc le poursuivre à un niveau de réflexion plus élevé. L’intention directrice consiste à domestiquer le système économique du capitalisme, autrement dit à le transformer à la fois sur le plan social et sur le plan écologique, d’une façon qui permette en même temps de« réfréner » l’emploi du pouvoir administratif » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p. 437, voir également p. 12, 13, 21, 215, 474, 480 ; L’intégration Républicaine, op. cit., p. 363).
- [3]« Telle qu’elle est développée dans mon livre, mon argumentation cherche essentiellement à démontrer qu’il n’existe pas simplement entre l’État de droit et la démocratie un rapport historique contingent, mais bien un lien conceptuel, ou interne » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 480, voir également p. 99, 135, 484 ; L’intégration Républicaine, ibid., p. 280-282).
- [4]« Certes, tout comme l’État de droit, cette conception [le paradigme procédural du droit]conserve un noyau dogmatique, à savoir l’idée d’autonomie selon laquelle les hommes n’agissent en tant que sujets libres que dans la mesure où ils obéissent aux lois mêmes qu’ils se donnent en fonction de leurs connaissances inter subjectivement acquises. À vrai dire, cette idée n’est « dogmatique » que dans un sens peu problématique. Car cette idée exprime une tension entre factualité et validité qui est « donnée » à travers le fait de la structure langagière des formes de vie socio-culturelles, et que nous, qui avons développé notre identité dans le cadre d’une telle forme de vie, ne saurions guère contourner » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 475, voir également p.337; et L’intégration Républicaine, ibid., p. 56, 315, 318).
- [5]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 11, 73, 80, 120, 126, 283, 320, 326 ; L’intégration Républicaine, ibid., p. 49.
- [6]« Au terme d’un siècle qui, comme peu d’autres, nous a fait connaître les affres de la déraison existante, aucune confiance dans une raison essentialiste n’a survécu. À plus forte raison, une modernité qui a pris conscience de ses contingences ne peut se passer d’une raison procédurale, ni, ce qui revient au même, d’une raison qui engage des procès à l’encontre d’elle-même. La critique de la raison est mise en œuvre par la raison elle-même ; c’est à cette ambiguïté des titres kantiens que nous devons la découverte radicalement antiplatonicienne qu’il n’existe rien de supérieur ou d’inférieur à quoi nous puissions en appeler, nous qui nous trouvons engagés dans nos formes de vie structurées par le langage » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 11).
- [7]« À mesure que les traditions culturelles et les processus de socialisation deviennent réfléchis, la logique des questions éthiques et morales qui réside dans les structures de l’activité orientée vers l’intercompréhension devient consciente. N’étant plus couverte par des images religieuses ou métaphysiques du monde imperméables à la critique, les orientations pratiques ne peuvent plus être obtenues qu’à partir d’argumentations, c’est-à-dire à partir des formes mêmes de réflexion propres à l’activité communicationnelle » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 113, voir également p. 11, 17, 40, 75, 110-114, 478 ; L’intégration Républicaine, ibid., p 18, 20).
- [8]Friedrich Ludwig Gottlob Frege (1848-1925) est essentiellement connu pour ses travaux sur la logique des mathématiques et sur la théorie du langage. Charles Sanders Peirce (1839-1914)est considéré comme le fondateur de l’école philosophique appelée « pragmatisme » et comme l’undes pères de la sémiotique ou théorie générale des signes.
- [9]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p. 24-35.
- [10]Cf. supra.
- [11]« Si la philosophie de l’histoire a pu découvrir une raison dans les processus historiques, ce n’était que dans la mesure où elle l’y avait elle-même introduite au moyen de ses propres concepts téléologiques ; or, pas plus que l’histoire, l’histoire naturelle de l’homme ne permet de dégager des impératifs de type normatif définissant une vie raisonnable. Autant que la philosophie de l’histoire, une anthropologie du type de celle de Scheler ou Gehlen succombe à la critique des sciences qu’elle s’efforce, en vain, de mettre au service de sa philosophie ; c’est que les faiblesses de l’une sont symétriques de celles de l’autre » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p. 16, voir également p. 24, 60, 61).
- [12]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 123 ; L’intégration Républicaine, op. cit., p. 58.
- [13]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 135-149 ; L’intégration Républicaine, ibid., p. 55-63, 293-96.
- [14]Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1977.
- [15]« C’est pourquoi chez Rousseau l’exercice de l’autonomie politique n’est plus sous réserve de droits innés. […] Rousseau, cependant, n’a pas poussé de manière conséquente cette idée convaincante à son terme ; il est en effet plus tributaire que ne l’est Kant de la tradition républicaine. […]Rousseau se trouve dans l’impossibilité d’expliquer comment une médiation non répressive peut être introduite entre l’orientation supposée des citoyens vers le bien commun et les centres d’intérêts socialement différenciés qu’entretiennent les personnes privées, et donc entre la volonté générale normativement construite et l’arbitraire des individus. […] Il est manifeste que le contenu normatif du droit originel de l’homme ne peut pas seulement se loger dans la grammaire des lois universelles et abstraites, comme Rousseau en fait l’hypothèse. […] La cohérence interne recherchée entre la souveraineté du peuple et les droits de l’homme réside donc dans le contenu normatif d’un mode d’exercice de l’autonomie politique, dont on ne peut encore savoir à travers la forme seule des lois universelles s’il est assuré, cela n’est à vrai dire discernable qu’à travers la forme communicationnelle qui est celle des discussions concourant à la formation de la volonté et de l’opinion. Cette cohérence demeure inaccessible tant à Kant qu’à Rousseau. […] Aucune des deux conceptions [celle de Kant et celle de Rousseau] ne perçoit la force de légitimation résidant dans des discussions qui concourent à la formation de l’opinion et de la volonté, et dans lesquelles les forces d’obligations illocutoires qui sont à l’œuvre dans l’usage du langage orienté vers l’intercompréhension peuvent être mises à profit pour réunir volonté et raison – et pour parvenir à des convictions sur lesquelles tous les individus peuvent s’accorder sans contrainte » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p. 117-119).
- [16]Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. 3, 1964 (La Pléiade), livre II, chapitre VII (les italiques ne sont pas dans l’original).
- [17]Jean-Jacques Rousseau, ibid.; Considérations sur le gouvernement de Pologne, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 955, 960.
- [18]Jean-Jacques Rousseau, Émile, Paris, Classiques Garnier, 1992, p. 541.
- [19]Jürgen Habermas, L’intégration Républicaine, op. cit., p. 252.
- [20]Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, op. cit., Livre I, chapitre II, Livre II, chapitre IV ; Émile, op. cit., p. 81, 223.
- [21]« En tant que membres d’un corps collectif, ceux-ci [les individus] se fondent dans le macro-sujet d’une pratique législatrice qui a rompu avec les intérêts particuliers des personnes privées » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p. 118 ; comparer avec Du contrat social, op. cit., p. 351, 368, 369, 371, 373, 438.)
- [22]Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les origines de l’inégalité, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 187. Voir aussi Émile, op. cit., p. 280, note.
- [23]Cela conduit parfois Habermas à faire des affirmations assez étranges, telles que : « La métaphysique créationniste est à l’origine des concepts jus naturalistes des éthiques à fondement cosmologique, concepts bien connus également dans le contexte des visions du monde dépersonnalisées des religions asiatiques et de la philosophie grecque » (Jürgen Habermas, L’intégration Républicaine, op. cit., p. 18). Si les « concepts jus naturalistes » reposent sur une « métaphysique créationniste » et que ces concepts sont bien connus dans la philosophie grecque, il semble inévitable de conclure que la philosophie grecque comprend elle aussi quelque chose comme une « métaphysique créationniste ». Or, pour nous en tenir à Aristote – le philosophe classique qu’Habermas mentionne le plus fréquemment – ceux qui sont familier de ses écrits n’ignorent pas que, selon lui, le monde est éternel, ainsi qu’il l’affirme notamment dans son traité Du Ciel (269b6, 281a28-283b22, I. 2-4 et 10-12 ; III.2). Mais Habermas tend à assimiler la philosophie classique à la scolastique et la scolastique à une expression dogmatique du christianisme. De manière plus générale, Habermas tend à ne faire aucune différence entre la question du droit naturel et celle de la loi divine, et donc à assimiler des concepts ou des auteurs a priori extrêmement différents. Il parle ainsi de la « théologie politique » de Léo Strauss et Carl Schmitt ou d’un « droit divin de type aristotélicien » (JürgenHabermas, L’intégration Républicaine, ibid., p. 326).
- [24]Habermas qualifie par exemple les réflexions de Carl Schmitt sur la notion de politique« d’assez grotesques ». Quant à « l’ontologie existentiale » de Heidegger, elle révèlerait « à tout lecteur attentif non seulement le jargon mais encore les préjugés politiques de son époque » (JürgenHabermas, ibid., p. 42, 199).
- [25]« Il était toutefois impossible d’élucider de manière satisfaisante le problème hobbesien de la fondation d’un ordre social, à partir de la rencontre contingente entre les choix rationnels opérés par des acteurs indépendants. C’est pourquoi Kant – tout comme le fera Rawls pour les partenaires de la situation originelle – a doté les partenaires de l’état de nature d’une faculté authentiquement morale. Or, après le tournant linguistique, l’interprétation qui s’offre à nous pour une telle compréhension déontologique de la morale est celle d’une théorie de la discussion. C’est ainsi qu’un modèle de la discussion ou de la délibération va se substituer à celui du contrat ; en effet, la communauté juridique ne se constitue pas au moyen d’un contrat social, mais en vertu d’un accord établi au moyen de la discussion » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p. 479).
- [26]Voir la caractérisation frappante que donne Burke de cette compréhension de la politique dans ses Reflections on the Revolution in France, Oxford, Oxford World’s Classics, 1993, p. 77. Il importe de noter que les écrits de Rousseau sont, en grande partie, une tentative de corriger ce qu’il percevait comme étant certains défauts liés à cette conception. Cependant, quelles que soient ses divergences avec Hobbes et Locke, il s’accorde avec eux sur le fait que le désir de se préserver est à l’origine du contrat social et par conséquent aussi sur le fait que le but de ce contrat est de protéger la vie, les biens et la liberté des sociétaires.
- [27]Cependant, Habermas qualifie à plusieurs reprises la communauté créée par le droit (c’est à-dire la démocratie radicale) « d’abstraite » et « d’artificielle ». À l’inverse, la séparation du bien et du juste demandée par ce type de société est « douloureuse ». Tamen usque recurret.
- [28]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p. 75.
- [29]« Dès lors que ce sont les forces illocutoires des actes de parole qui sont chargées de coordonner les actions, le langage lui-même se révèle être la première source de l’intégration sociale.[…] Les acteurs tentent alors, dans leur rôle de locuteurs et d’auditeurs, de négocier des interprétations communes de la situation et d’accorder leurs différents plans en cherchant à s’entendre, et donc un poursuivant sans réserve des fins illocutoires. […] Dans ces conditions, les offres d’actes de parole sont susceptibles de réaliser une coordination des actions, parce que la prise de position affirmative du destinataire à propos d’une offre sérieuse entraîne des obligations qui sont significatives pour la poursuite de l’interaction » (Jürgen Habermas, ibid., p. 32).
- [30]Jürgen Habermas, ibid., p. 50, 157, 336 ; L’intégration Républicaine, op. cit., p. 12, 55, 317, 325.
- [31]Dans un dialogue avec le cardinal Ratzinger qui a eu lieu le 19 janvier 2004 (dialogue publié en français dans la revue Esprit de juillet 2004), Habermas a semblé tempérer considérablement son orientation antireligieuse jusqu’alors assez marquée. Cet entretien, et les concessions qu’Habermas paraissait y faire à la religion, ont suscité un certain émoi et de nombreux débats dans les mois qui ont suivi. Il ne saurait bien sûr être question d’analyser ici ce long et intéressant dialogue. Nous pouvons juste dire que le « tournant » que certains ont cru déceler dans la pensée de Habermas est sans doute plus apparent que réel. D’une part, l’essentiel de son intervention est consacré à rappeler et à réaffirmer les positions qu’il a défendues dans ses précédents écrits, notamment son engagement en faveur d’un « républicanisme kantien » et le caractère « post métaphysique » de ses réflexions. D’autre part, les ouvertures que fait Habermas en direction de la religion sont moins nouvelles qu’elles peuvent le paraître. Les deux principales ouvertures sont, d’une part, la reconnaissance du fait que les « intuitions » universalistes et égalitaires qui nourrissent la démocratie libérale ont peut-être des origines religieuses et, d’autre part, l’affirmation claire que « l’État constitutionnel » doit accepter au sein de l’espace public l’expression de discours religieux ou inspirés par la religion. Mais le premier point figure déjà dans des écrits bien antérieurs d’Habermas(voir, par exemple, le chapitre de L’intégration Républicaine intitulé « Le contenu cognitif de la morale, une approche généalogique ») et il réaffirme par ailleurs dans son dialogue avec Ratzinger que ces « intuitions », bien que sans doute d’origine chrétienne peuvent trouver un fondement indépendant de toute « tradition religieuse ou métaphysique ». Le second point, lui, semble une simple conséquence logique de la tolérance pour toutes les « formes de vie » qu’Habermas juge nécessaire dans un État constitutionnel. La religion est une part importante d’un certain nombre de ces « cultures » qui doivent « coexister à droits égaux » dans une « société complexe », il semble donc assez normal que la religion soit tolérée dans l’espace public, au moins sous certaines modalités. La nouveauté la plus intéressante dans l’intervention d’Habermas est sans doute la reconnaissance du fait que la religion joue aujourd’hui un rôle politique et social plus important qu’il ne l’avait escompté voici une dizaine d’années, y compris au sein de certains segments de la population des démocraties libérales. Toutefois, jusqu’à maintenant du moins, ce fait pour lui inattendu ne parait pas l’avoir amené à remettre fondamentalement en cause ses constructions théoriques.
- [32]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p.491; L’intégration Républicaine, op. cit., p. 56.
- [33]« Une morale rationnelle dépend donc par là même de processus de socialisation favorables qui font naître des instances de conscience qui lui correspondent, à savoir des formations du sur-moi qui sont en accord avec elle. Outre la faible force de motivation des bonnes raisons, elle n’obtient d’efficacité pratique que dans l’ancrage par intériorisation des principes moraux dans le système de la personnalité. […] Une morale, dépendant du substrat favorable des structures appropriées de la personnalité, demeurerait limitée dans son efficacité si elle ne pouvait accéder aux mobiles de ceux qui agissent, par une autre voie que celle de l’intériorisation, et, en l’occurrence, par la voie de l’institutionnalisation d’un système juridique qui complète, dans l’efficacité pratique, la morale rationnelle. […] Dans la mesure où une morale rationnelle n’offre pas aux motifs et aux attitudes de ses destinataires d’ancrage suffisant, elle est dépendante d’un droit qui contraigne à un comportement conforme aux normes sans intervenir sur les mobiles et les attitudes » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 130-135, voir également p. 149, 183, 196, 327, 466 ; L’intégration Républicaine, ibid., p. 50, 83, 224).
- [34]« Certes, un noyau d’anarchie est indissociable du potentiel de libertés déchaînées qui est propre à la communication et dont les institutions de l’État de droit démocratique doivent se nourrir, afin de garantir efficacement une égalité des libertés subjectives » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 10, voir également p. 493).
- [35]Jürgen Habermas, L’intégration Républicaine, op. cit., p. 229, 255.
- [36]« D’un point de vue éthique, “nous” conservons le droit de détester la pratique des autres qui, d’un point de vue juridique, a été autorisée. Ce que nous demande le droit, c’est la tolérance à l’égard des pratiques qui, de “notre” point de vue, sont éthiquement déviantes. C’est là le prix à payer pour une vie en commun dans le cadre d’une communauté juridique égalitaire où des groupes d’origine culturelle et ethnique différente doivent coexister » (Jürgen Habermas, ibid., p. 302, voir également p. 296, 308).
- [37]Une formulation plus exacte serait de dire que la démocratie libérale est le moment absolu de l’histoire. Les droits de l’homme ne sont évidemment pas les droits liés à la nature de l’homme, ils sont « une tentative de répondre aux défis spécifiques » de la « modernité sociale ». Mais il se trouve que ce contexte particulier est aujourd’hui « mondialisé ». Par ailleurs, cette « modernité sociale » constitue pour nous « un fait qui ne nous laisse pas le choix ». Par conséquent, la diffusion mondiale des droits de l’homme est inéluctable (Jürgen Habermas, ibid., p. 248). Cependant, étant donné qu’Habermas n’avance pas le moindre argument pour prouver le caractère indépassable de la modernité telle qu’il la conçoit, il semble inévitable de conclure que, en définitive, sa démocratie délibérative repose sur un acte de foi.
- [38]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, op. cit., p. 192, 193, 207, 208.
- [39]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 377, 378, 380, 381, 392, 450 ; Après l’État nation, Paris, Fayard, 2000, p. 28, 32, 36.
- [40]« À vrai dire, l’expression “société civile” s’associe, désormais, à une signification différente de celle qu’avait connue la tradition libérale, […] ce qu’on appelle aujourd’hui société civile n’inclut plus, en effet, l’économie régulée par les marchés du travail, les marchés des capitaux et des biens constitués par le droit privé. Au contraire, son cœur institutionnel est désormais formé par ces groupements et ces associations non étatiques et non économiques à base bénévole qui rattachent les structures communicationnelles de l’espace public à la composante “société” du monde vécu. La société civile se compose de ces associations, organisations et mouvements qui à la fois accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l’espace public politique, la résonance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie privée » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 394, voir également p. 391, 402-403).
- [41]« Les délibérations institutionnalisées dans l’État de droit démocratique, liées à la fois à des décisions qui doivent être prises dans certains délais et à des procédures de vote, ne garantissent pas de résultats valides, mais fondent simplement la présomption de leur rationalité ; elles assurent ainsi aux citoyens « l’acceptabilité rationnelle » des décisions prises conformément à la procédure. Par rapport à une telle procédure reconnue légitime, on peut toujours faire valoir la différence entre un résultat « valide » et un résultat « rationnellement acceptable » (dans le cadre institutionnel donné), que ce soit au nom de la réserve exprimée par une minorité qui se contente de se soumettre à des décisions irréprochables du point de vue procédural, ou au nom d’une protestation symbolique : toutes les possibilités formelles de révision étant épuisées, le protestataire s’engage alors dans la désobéissance civile en invitant la majorité, au moyen d’une infraction à la règle, à engager sur une affaire d’importance principielle une nouvelle procédure » (Jürgen Habermas, L’intégration Républicaine, op. cit., p.322; Droit et Démocratie, ibid., p. 410-411).
- [42]On peut ajouter que l’homme moral n’a pas non plus à risquer sa vie pour défendre sa patrie (cf. Jürgen Habermas, L’intégration Républicaine, ibid., p. 311).
- [43]Cf. supra.
- [44]Jürgen Habermas, Droit et démocratie, op. cit., p. 429, 430, 443.
- [45]« D’un point de vue fonctionnel, les droits sociaux signifient la création de bureaucraties nécessaires à l’État providence, tandis que, d’un point de vue normatif, ils garantissent des droits compensatoires à une juste participation à la richesse sociale » (Jürgen Habermas, ibid., p. 93, voir également p. 114, 152, 184, 430, 447 ; L’intégration Républicaine, op. cit., p. 82, 206, 283, 284).
- [46]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 442, 456 ; L’intégration Républicaine, ibid., p. 284.
- [47]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 448, 451-54, 458 ; L’intégration Républicaine, ibid., p. 284-286.
- [48]« Tant que ces dépendances colonisatrices n’ont pas été surmontées, une politique de la“discrimination favorisant les sous-privilégiés”, aussi bien intentionnée qu’elle puisse être, ira dans le mauvais sens ; en effet, elle réprimera les voix de ceux qui seuls seraient capables de dire quelles sont les raisons chaque fois pertinentes pour une égalité ou une inégalité de traitement » (Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 447-448).
- [49]« La conception pragmatique de la fondation conduit à forger un concept épistémique de vérité dont la fonction est d’éviter les difficultés bien connues de la théorie de la vérité-correspondance » (Jürgen Habermas, L’intégration Républicaine, op. cit., p. 52 ; voir également Droit et Démocratie, ibid., p. 48).
- [50]Jürgen Habermas, Droit et Démocratie, ibid., p. 50, 198, 199, 249-51, 257 ; L’intégration Républicaine, ibid., p. 60.
- [51]The Federalist, chap. 15, p. 96.
- [52]Jürgen Habermas, L’intégration Républicaine, op. cit., p. 356.
- [53]Mutatis mutandis, Habermas apparaît ainsi comme l’un des derniers descendants en date d’Hippodamos de Milet. Cf. Aristote, La Politique, 1267b23-1269a28.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/03/2008https://doi.org/10.3917/rfsp.581.0039