
FLORILÈGE « Blabla et néolibéralisme à gogo,
Nous vous proposons deux articles
ARTICLE 1
Par Hadrien Brachet MARIANNE Publié le 12/01/2023
Épinglé par la commission d’enquête du Sénat en janvier 2022, le rapport de McKinsey sur l’évolution du métier d’enseignant destiné au ministère de l’Éducation nationale est désormais accessible en ligne. Un concentré de langage managérial insipide qui pousse à la libéralisation de l’école et à son adaptation au marché du travail.
Une opération facturée pas moins de 496 800 euros, pour un résultat plus que discutable… En janvier 2022, la commission d’enquête du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil s’était étonnée d’une mission de McKinsey opérée en 2020 à destination du ministère de l’Éducation nationale et de la Direction interministérielle de la transformation publique. Le directeur associé de McKinsey France, Karim Tadjeddine, avait alors expliqué devant des sénateurs remontés qu’il s’agissait d’accompagner l’organisation d’un « séminaire » pour « réfléchir aux grandes tendances des évolutions du secteur de l’enseignement ». Celui-ci ayant été finalement annulé pour cause de Covid-19, le cabinet de conseil américain avait finalement rendu trois « livrables » sur les évolutions du métier d’enseignant, en s’appuyant sur des comparaisons internationales.
Jusque-là, ces documents n’avaient pas été rendus publics. Grâce à des démarches auprès de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), David Libeau, développeur, membre de l’association OpenKnowledge France et Marc Rees, journaliste pour le site d’investigation L’Informé, viennent de les obtenir et ont pu les mettre en ligne ce mercredi 11 janvier. Parmi eux, la « version en cours d’élaboration » datée d’avril 2020 de la fameuse note intitulée « Éclairer les évolutions du métier d’enseignant au XXIe siècle ». Un rapport qui, comme le reconnaissait lui-même le ministère de l’Éducation nationale auprès de la commission d’enquête, « a pu alimenter sa réflexion sur l’accompagnement des professeurs par leurs pairs (mentorat), le besoin de repenser leur formation et la nécessité de mieux valoriser leurs compétences. » Seule interrogation pour le journaliste Marc Rees, les métadonnées du document qui signalent une modification le 4 avril 2022, près de deux ans après le rendu : « je ne sais pas si cela correspond à une modification substantielle ou juste orthographique ou graphique », pointe-t-il.
Donc @education_gouv vient aussi de me transmettre le rapport #McKinsey
1. Ma demande initiale remontait au 19/01/22
2. j’ai eu un avis CADA positif (ci dessous)
3. Et ai lancé une procédure devant le tribunal administratif avec @AFOCobhthaigh
Lien : https://t.co/Gmr2ufkuqfpic.twitter.com/lGxjEIvcf8— marc rees (@reesmarc) January 11, 2023
En tout cas, tout au long des 204 pages pour l’instant disponibles, à la présentation léchée, alternant textes, graphiques et images d’illustrations, la note développe une vision de l’école conforme à celle développée par Emmanuel Macron au cours de sa campagne présidentielle de 2022, promouvant autonomie des établissements, rémunérations au mérite et fonctionnement décentralisé. Partant du constat que « le métier d’enseignant évolue profondément », McKinsey estime qu’« appréhender ces évolutions est une nécessité impérieuse pour permettre aux professeurs de continuer à assurer leur mission, au service de la réussite de tous les élèves ». Désormais, les professeurs « ne sont plus uniquement des « sachants » qui transmettent un savoir théorique, assure le cabinet de conseil. Mais ils offrent un accompagnement plus global au développement et à l’épanouissement de l’élève – y compris, en l’éduquant sur des sujets comme le respect de la diversité, le développement durable, l’équité sociale ou l’égalité des sexes. »
NUMÉRIQUE ET « ESPRIT D’ENTREPRISE »
Pour répondre aux défis de l’époque, le rapport préconise donc de faire évoluer le quotidien des enseignants et leurs méthodes pédagogiques. Et pour cela, à de multiples reprises, le cabinet de conseil incite à développer l’usage du numérique. Si l’apprentissage de la programmation ou la sensibilisation à l’usage des outils informatiques sont certes essentiels, McKinsey va bien plus loin, faisant appel au numérique jusqu’à plus soif. Le cabinet de conseil suggère d’« accélérer la diffusion des méthodes comme l’apprentissage mixte », le « blended learning » (sic) qui consiste à associer apprentissage en ligne et cours.
À LIRE AUSSI : McKinsey, Eurogroup, BCG : comment l’État est devenu accro aux cabinets de conseil
Quant aux professeurs, ils « pourraient accéder à des outils technologiques pour préparer les cours, automatiser partiellement la notation, ou encore les seconder dans l’analyse des progrès réalisés par les élèves ». McKinsey propose même déjà des logiciels clés en main : « Gradescope », qui « s’appuie sur des méthodes informatiques d’apprentissage machine pour permettre aux enseignants de noter les élèves plus rapidement » ou « Schoolrunner » qui « permet aux enseignants de suivre et d’analyser les données de leurs élèves ». En somme, délesté de sa position de « sachant », l’enseignant devient un simple gestionnaire, analysant courbes, graphiques et pourcentages au profit de la maximisation des résultats.
YOGA ET PRIMES
L’idéologie néolibérale, centrée sur l’adaptation permanente des individus à une économie globalisée, imprègne d’ailleurs tout le rapport. On apprend qu’on pourra, dès le primaire, sensibiliser les élèves « aux opportunités de la société numérique » par exemple « en éveillant leur esprit d’entreprise (sic) ». Il n’est jamais trop tôt. De manière générale, l’Éducation nationale est incitée à ouvrir ses portes aux entreprises (et pas n’importe lesquelles : start-up plutôt qu’artisans boulanger ou acteurs de l’industrie) : « Des partenaires externes pourraient être sollicités (associations, start-up, entreprises du secteur éducatif) pour développer et dispenser des programmes d’apprentissage numérique. »
À deux doigts d’inventer le pantouflage pour les profs, le cabinet de conseil suggère aussi de « baliser des parcours de mobilité […] vers le privé ». McKinsey appelle à développer pour les enseignants « des parcours professionnels plus individualisés, flexibles et dynamiques » et la « rémunération au mérite ». Peut-être même pourraient-ils recevoir des « chèques cadeaux supplémentaires » s’ils sont jugés « excellents », envisage McKinsey dans l’un des trois autres documents livrés au ministère.
À LIRE AUSSI : Derrière le programme du candidat Macron, les recommandations de McKinsey
Et pour améliorer le bien-être au travail, on pourra leur « proposer des activités extrascolaires au sein ou hors de l’école (par exemple, sport, yoga, méditation, événements conviviaux avec des parents) ». Il ne manque plus qu’une table de ping-pong et des poufs, et c’est sûr, les profs en auront fini avec leurs revendications syndicales d’un autre temps. D’ailleurs, « McKinsey n’a jamais cherché à associer à sa réflexion la communauté enseignante ou les représentants syndicaux », précisait la commission d’enquête du Sénat. À quoi bon ?
DES ENSEIGNANTS DEVENUS MANAGERS
Toujours dans un esprit parfaitement start-up, le cabinet de conseil assure que « les compétences sociocomportementales pourraient faire l’objet d’un renforcement dans les programmes scolaires, en multipliant les exercices pratiques visant à développer chez les élèves la communication, le travail en équipe, l’esprit critique, la créativité ». Bien sûr que l’esprit critique et le travail en équipe doivent être développés chez les élèves, mais dans le vocabulaire du cabinet de conseil, l’enseignant n’est pas loin de devenir un manager – voire un « chief happiness officer » – toujours là pour aider ses élèves à brainstormer. Ces managers seraient eux-mêmes de plus en plus managés par leur chef d’établissement auquel McKinsey, comme Emmanuel Macron, veut donner plus de prérogatives. On lira ainsi qu’il faut renforcer son « leadership pédagogique », notamment en lui donnant « des pouvoirs étendus dans l’allocation de ressources financières et humaines ».
À LIRE AUSSI : Mesures de Pap Ndiaye pour le niveau des élèves : « On se contente de saupoudrage »
Revaloriser leur salaire, mais aussi leur fonction ! Les laisser accomplir leur mission dans les meilleures conditions au lieu de les assommer sous le…Lire plus
Quant au modèle républicain de l’école française, il est à peine effleuré dans ce document de 204 pages. La laïcité n’est citée qu’une fois, pour rappeler que l’enseignant « incarne également des valeurs (liberté, égalité, fraternité, laïcité, neutralité) ». Si l’éducation morale et civique doit être transformée, c’est seulement pour sensibiliser les élèves aux « enjeux d’une société multiculturelle, complexe, connectée ». À l’école républicaine, fondée sur la connaissance et l’émancipation, le cabinet de conseil préfère une école-entreprise, tournée vers l’adaptation constante au monde du travail et focalisée sur le savoir-être, plutôt que le savoir-faire. Idéal pour préparer les jeunes à la « flexibilité » du monde du travail et à une société atomisée. Ferdinand Buisson voulait « faire des républicains », McKinsey rêve de faire des startupers.
ARTICLE 2
Rapport McKinsey sur le métier d’enseignant : plagiat et platitude
– le 15 janvier 2023 dans la vie publique par David Libeau.

J’ai analysé le rapport McKinsey sur le métier d’enseignant. On savait qu’il avait couté une blinde mais celui semble également plagié. Cerise sur le gâteau.

Nous pouvons maintenant lire le rapport rédigé par le cabinet de conseil McKinsey « Éclairer les évolutions du métier d’enseignant au XXIe siècle » qui a couté 496 800€ et qui avait fait grand bruit lors de la commission d’enquête sur les cabinets de conseil. Un rapport « confidentiel » et aussi « en cours d’élaboration » d’après la première page du PDF qui m’a été transmis ce 11 janvier 2022 après avoir fait une demande d’accès aux documents administratifs il y a pratiquement un an.
Télécharger le rapport McKinsey sur le métier d’enseignant
Ce rapport est arrivé comme un cadeau de Noël dans la boite mail de plusieurs journalistes et dans la mienne. Marc Rees, journaliste à L’Informé, avait saisit la CADA et le tribunal administratif sur ces documents mais aussi les factures et le contrat-cadre.
Vaut-il 500 000€ ?
Lorsqu’on ouvre le rapport, on peut être de prime abord impressionné par sa relative longueur et tout ces graphiques. Cependant, on remarquera des pages entières avec des photos pleine page provenant de banque d’images et, sur le contenu, des propositions hors-sol qui sentent bon la startup nation. Le mot « salaires » n’est cité que 4 fois alors que le mot « technologie » est cité 74 fois. Un grand « blabla » selon Marianne.
Pour quantifier toute recherche, j’aime bien la comparer à une thèse de doctorat. Sur la base de 1 769€ bruts mensuels et 3 années de travail, un doctorat couterait un peu moins de 65 000€. En économisant ce rapport à 500 000€, on aurait pu avoir environ 7 doctorats et demi…
Un rapport plagié ?
Ce rapport pose d’autant plus question qu’un travail similaire a été mené par Yann Algan, professeur d’économie et doyen de l’École d’affaires publiques de Sciences Po. Questionné par France Info, il disait avoir utilisé quelques graphiques de McKinsey.
En analysant les deux rapports, on retrouve effectivement plusieurs graphiques similaires dans le rapport de Yann Algan comme dans celui de McKinsey (par exemple « Croissance annuelle du revenu par habitant corrélés aux résultats aux tests standardisés 1970-2015 » ou encore celui sur la « Part des professeurs indiquant pratiquer toujours ou souvent l’enseignement individualisé en lecture 2006-2016 »). Ce qui est plus inquiétant est que l’ont retrouve également des paragraphes très similaires.Comparaison de deux paragraphes dans les deux rapports
Dans cet exemple, on peut voir que cette partie est très largement plagiée. Les paragraphes sont similaires avec seulement quelques reformulations. On aurait pu croire a des citations prises dans les mêmes sources (comme des documents de l’OCDE souvent cités), cependant une erreur de copier-coller permet selon moi de qualifier ces similarités de plagiat.
Le paragraphe « L’amélioration du climat scolaire » commence par une énigmatique lettre « o ». Selon moi, le rédacteur a copié la liste à puce du rapport de Yann Algan qui s’est transformé en « o » dans le texte. Ce comportement est assez fréquent quand on tente de faire des copier-coller.
Les métadonnées qui posent question
Le journaliste Marc Rees l’avait relevé sur Twitter. La date de la dernière modification du document PDF est différente de sa date de création et ces dates sont assez éloignées. Créé en avril 2020, le document semble avoir été modifié deux ans plus tard, en avril 2022. Cela coïnciderait avec les auditions de la commission d’enquête du Sénat sur les cabinets de conseil qui a eu lieu en janvier 2022.
Voici le déroulé des événements :
- McKinsey a été missionné pour l’organisation d’un séminaire début 2020 qui a été reporté en juillet 2020 pour être finalement annulé à cause de Covid,
- la mission de McKinsey a été terminée en juin 2020 et donc le rapport a été terminé a cette date,
- un colloque scientifique intitulé « Quels professeurs au 21ème siècle ? » s’est tenu à distance le 1er décembre 2020 dans le cadre du Grenelle de l’éducation,
- Yann Algan a publié son rapport à la suite du colloque (en 2021 selon les métadonnées du document).
Le problème est que la ministre Amélie De Montchalain a bien déclaré devant la commission d’enquête que le rapport de McKinsey avait été utilisé par Yann Algan et non l’inverse. Le déroulé des événements montre bien l’impossibilité pour McKinsey de s’inspirer du rapport de Yann Algan puisqu’il n’était pas encore écrit début 2020. La mise à jour de 2022 (ou d’autres mises à jour entre temps) du rapport de McKinsey aurait pu permettre d’ajouter des paragraphes, ou bien cela a été fait avec des versions en cours de rédaction du rapport de Yann Algan ?
J’ai réitéré ma demande auprès du ministère de l’Éducation Nationale pour avoir la version du rapport McKinsey produite en juin 2020. Ces documents aurait dû être publiés dès qu’ils ont été produits. Comme toujours, je ne cesserais de demander la transparence et des enquêtes approfondies et indépendantes sur le sujet.