
«Quand quelqu’un meurt», tonnait Deguy, «il ne faut pas dire qu’il “nous a quittés”, ou “qu’il s’est éteint”». «Pas de mots creux»,
recommandait-il, et encore moins de «a rejoint le seigneur, le ciel».
Il était un peu le théoricien de la paraphrase et de la périphrase, le défenseur de la métaphore. Et avait reçu le grand prix de poésie de l’Académie française en 2004 et le Goncourt de la poésie en 2020.
Son premier livre de poèmes: les Meurtrières en 1959 ; il fera paraître, futur tenace,
Son dernier livre le 3 mars 2021 : la Commaison
« Soixante ans d’écriture et d’interventions, d’échanges, de luttes, de colères, de palinodies, de prises de risques » écrit Libération. Qui poursuit : « une soixantaine de livres portés par l’Energie du désespoir et la conviction que la littérature est un art du langage et le poème la mise en vers des mots. Il faut dire la force de son œuvre de poète et de poéticien qui fit de lui, le poète, un «extrême contemporain». »
« pensée-poésie »
Il parlait même de « pensée-poésie » : « Le savoir ne m’est plus que poème effrité… », disait-il. Et aussi, dans la même direction : « Un poème ne s’achève dans aucun savoir. » il se voulait « géopoéticien » dans le monde avec son histoire et ses geographies.
Le poète, écrivait il « veut écouter le précipice, la pente, l’orage, la colline, hérauts de l’être, et qui lui annoncent de quelle manière il est au monde ».
Jacques Derrida, Martin Heidegger, René Char, Paul Celan, Jacques Roubaud…Friedrich Hölderlin
Proche de Derrida, il présida parallèlement, de 1989 à 1992, le Collège international de philosophie, puis la Maison des écrivains, jusqu’en 1998.
En 1969, il est présent aux mémorables Séminaires du Thor, en Provence, organisés par René Char, avec, en invité vedette, Martin Heidegger ; il avait participé (avec François Fédier) à la traduction de l’essai du penseur allemand, Approche de Hölderlin (Gallimard, 1962).
En 1977, il crée, notamment avec Jacques Roubaud, la revue Po&sie, avec le projet de « faire place aux rapports, aux interactions » et au « travail de disjonction et de conjonction de l’écriture poétique ».
« poète au ras des choses »
titre La Croix, qui poursuit : « il défendait « le lien entre le penser, le parler et l’écrit ».
« Né le 23 mai 1930 à Paris dans une famille d’industriel, Michel Deguy a consacré son œuvre à défendre la poésie comme langage vital contre la marchandisation du monde. Il s’est toujours impliqué dans la marche du monde, s’inquiétant ces dernières années de l’avenir de la pensée et de la poésie, dans un monde d’écrans. » écrit Le Figaro
Pour Michel Deguy, ( VOIR SUR METAHODOS https://metahodos.fr/2021/08/03/lapocalypse-cest-maintenant/) la conscience écologique peut mener à un nouvel engagement avec l’ici-bas. La littérature devient une manière non pas de nous « sauver » de la crise écologique, de passer « au-delà », mais de redéfinir les conditions de la littérature comme représentation.
L’esprit de poésie – Poéme (Michel DEGUY)
Toute figure est figure de pensée… Une figure est celle du dieu de poésie Qui se glisse dans la forme de cette figure En ressemblant à s’y méprendre à cet hôte qui l’accueille Pour y féconder Alcmène la poésie
L’esprit de poésie : un défieur de dieux qui invoque : « qu’est-ce que vous attendez ? ! » Cette durée ne peut pas durer ! Il faut que l’interminable soit ponctué ; qu’il y ait de l’interruption, du contour, de l’apparition, de la finition ! Venez. J’expose la peau ocellée d’Argus, une cotte de synonymes : Protée, montre-toi que je te reconnaisse multiple, que je t’épèle à grande vitesse !
L’esprit de poésie compare l’ogre égarant ses enfants à la «forêt obscure» où Dante commençait par se perdre; il perd les «significations admises», tout ce qui s’énonçait vite, ne demandait qu’à être identifié (et sans doute vaudrait-il mieux être égaré par une puissance que prendre les devants par jeu, mais enfin il faut bien que quelqu’un commence) ; l’affaire ordinaire, le patent, l’envoyé loyal, le message escompté, il s’en impatiente ! Le trompeur authentique, le déguisé, le fourbe de comédie, celui que le public a démasqué d’entrée de jeu ne lui suffit pas. Mais où est le dieu ? Dans les tragédies, le dieu ? Celui qui est autre qu’on croit, non par férocité mais parce qu’on ne pourrait l’accueillir, l’excessif, qui éclipserait. Ou alors il y aurait deux dissimulations, et la première, sympathique et remédiable, pour nous préparer à l’autre, « tragique » ? Celui qui est et n’est pas — ce qu’il est.
Et les dieux ont appris aux hommes par les arts à recevoir, à pouvoir recevoir, toute chose comme un dieu, pour ce qu’elle est en étant autre (en excès, en à-côté), autre que ce que c’est qui la comporte, dans quoi elle vient; en étant comme cela qui s’annonce, c’est-à-dire irréductible à cela qu’elle paraît : masqué par son apparaître, par son être-vrai même. L’artiste apprend à ménager, d’un rapport indirect, le « dieu inconnu » en tout. Le dieu est ce qui remplit la forme humaine, parfois trop humble comme Déméter, en retrait dans le visible, pour suggérer l’inégalité de la visibilité à l’être, la « différence de l’être et de l’étant » ?
Ainsi est-ce l’épreuve par tout : reconnaître le dieu. Il s’agit de ce qui excéderait la vie dans la vie, le dieu amour, « promis à tous », en tout cas à toi, à toi, à toi… C’est ton tour. Et si tu ne l’accueilles pas en quelque mode, tant pis pour toi, « tu auras vécu en vain ».
Même la comédie murmure «c’est votre affaire», de le reconnaître dans ce valet, ce double, cette erreur, cette coquette. Il n’est pas réservé aux Princes de la tragédie ; il ne s’agit pas que de mourir.
VOIR NOS NOS PRECEDENTES PUBLICATIONS :
Vivre en Poíēsis: Michel DEGUY Prix Goncourt de la poésie 2020 https://metahodos.fr/2020/12/09/vivre-en-poiesismichel-deguy-prix-goncourt-de-la-poesie-2020/
( Article comportant une poésie et une vidéo )
L’APOCALYPSE, C’EST MAINTENANT. « FABULER LA FIN DU MONDE. LA PUISSANCE CRITIQUE DES FICTIONS D’APOCALYPSE ». JEAN-PAUL ENGÉLIBERT https://metahodos.fr/2021/08/03/lapocalypse-cest-maintenant/
( Article dans lequel Michel Deguy est cité )
Nous vous proposons deux article de franceinfo et de Télérama
Article 1.
Le poète et philosophe Michel Deguy, Goncourt de la poésie en 2020, est mort à 91 ans
franceinfo 18/02/2022
Le poète et philosophe Michel Deguy, lauréat en 2020 du Goncourt de la poésie, est décédé le 16 février à l’âge de 91 ans, a-t-on appris le 17 février auprès de la maison d’édition Gallimard. Les causes du décès n’ont pas été précisées par la maison d’édition.
En octobre 2021, il s’était vu attribuer le prix littéraire Guez de Balzac – une récompense richement dotée qui n’est remise qu’une seule et unique fois – décerné par l’Académie française.
« Une poésie pensante »
Né le 23 mai 1930 à Paris dans une famille d’industriels, Michel Deguy a consacré son oeuvre à défendre la poésie comme langage vital contre la marchandisation du monde. Il s’est toujours impliqué dans la marche du monde, s’inquiétant ces dernières années de l’avenir de la pensée et de la poésie, dans un monde d’écrans. « Quand on leur parle d’images, les jeunes gens ne songent pas du tout à l’image du poème mais à celle de la photographie, à l’image que l’on peut saisir par les yeux, plutôt que par l’imagination », s’inquiétait-il dans La Croixen 2011.
Fondateur en 1977 de la revue Po&sie (Belin), publication de référence de la poésie contemporaine, ce grand intellectuel a abordé tous les champs de la connaissance en poète-philosophe, explorant les liens entre ces deux disciplines réunies dans une « poésie pensante ».
« Le poème est un aparté le plus souvent bref et quasi inaudible dans la gigantesque rumeur, bruit et fureur, qui peine à s’obstiner dans son croire changer le monde et même changer la vie », écrivait-il dans son imposant triptyque La vie subite (2017).
Proche de Jacques Derrida
Lauréat du grand prix de poésie de l’Académie française en 2004, cet agrégé de philosophie devenu en 1968 maître de conférence en littérature française à Paris VIII, a été également membre pendant 25 ans du comité de lecture de Gallimard de 1962 à 1987. Proche du philosophe Jacques Derrida, il a participé aux revues Critique et Les temps modernes, et présidé le Collège international de philosophie de 1989 à 1995.
Parmi ses publications, de nombreux recueils de poèmes (Poèmes de la presqu’île, Gisant, Donnant, donnant 1960-1980, A ce qui n’en finit pas,Desolatio), des essais (L’Energie du désespoir, La poésie n’est pas seule, Réouverture après travaux…), des traductions de Heidegger (Approche d’Hölderlin) ou encore du philosophe grec Empédocle ou du poète roumain de langue allemande Paul Celan.
Longtemps catholique, ce père de trois enfants, dont la comédienne Marie-Armelle Deguy, avait confessé son détachement de l’Eglise dans Un homme de peu de foi (2002). Dans A ce qui n’en finit pas (1995), il avait raconté avec un lyrisme tendu sa vie conjugale avec sa femme morte d’un cancer après 40 ans de vie commune « contentieuse, violente, impossible ».
Article 2.
Le poète et philosophe Michel Deguy est mort
Télérama Patrick Kéchichian Publié le 18/02/22
Proche de Derrida, le poète et philosophe, décédé le 16 février, à l’âge de 91 ans, a embrassé son époque et ses interrogations, abondant une poésie qui n’a cessé de se penser elle-même. Nous republions ci-dessous un portrait paru en 2016 dans un “Télérama hors série Poésie”.
Dans la poésie contemporaine, Michel Deguy occupe une place à la fois centrale et subtilement marginale, avec vue sur l’ensemble du territoire poétique. D’ailleurs, en l’enfermant dans telle ou telle catégorie — par exemple lyrique ou, à l’opposé, formaliste —, on est à peu près sûr de faire fausse route. Ou du moins de simplifier une œuvre heureusement imprévisible, en perpétuel mouvement, curieuse de tous les chemins de traverse qu’elle peut découvrir en vertu de ses arrêts ou accélérations.
Mais il faut aussitôt souligner que ces vagabondages se font en toute conscience et intelligence, sans perdre de vue une interrogation centrale, toujours reprise, sur la nature et la portée du geste poétique. Un geste non pas isolé et solitaire, ou n’ayant d’autre visée que lui-même, mais retourné, questionnant le monde, son histoire, sa géographie, et aussi le langage qui cherche à le nommer, la pensée qui veut le comprendre… « Il appartient au regard du poète de relever cette topographie ontologique du visible », écrit Deguy dans Fragment du cadastre (1). C’était en 1960. Deguy avait 30 ans et faisait ainsi son entrée dans le paysage poétique contemporain.
Riche de sa diversité, se jouant des genres, encore vive et bondissante après plus d’un demi-siècle, l’œuvre de Michel Deguy ne provient de nul surplomb d’où l’on embrasserait, par le regard et la pensée, le monde comme une totalité. Elle n’a jamais été conçue ni voulue comme un ensemble cohérent, un monument aux proportions harmonieuses étudiées d’avance. Souvent, elle est d’expérience et de circonstance, au sens noble de ce dernier terme. À chacune de ses étapes, elle témoigne d’un présent à la fois individuel et collectif, cherchant réponses aux sollicitations de ce présent, à l’urgence des situations. Souvent, elle emprunte d’autres voies que le poème, ne se cantonne pas aux formes versifiées. En fait, elle ne sépare jamais longtemps la poésie d’une pensée critique qui en mesure la valeur, les moyens, la légitimité, l’horizon.
Dans la lignée d’une poésie qui ne cesse de se penser elle-même
Enseignant en lettres à Paris-VIII dans la foulée de Mai 68, un temps responsable du Collège international de philosophie (de 1989 à 1992), proche de Jacques Derrida, Deguy participa aux célèbres séminaires du Thor, en Provence, à la fin des années 1960. Ces rencontres savantes et poétiques étaient organisées par René Char, avec Martin Heidegger comme invité de marque. Du philosophe allemand, le jeune agrégé avait participé à la traduction de l’essai Approche de Hölderlin (Gallimard, 1962).
Ce rapport à la philosophie est évidemment essentiel, structurant même, plaçant l’intéressé dans la lignée d’une poésie qui ne cesse de se penser elle-même, s’appuyant sur la phénoménologie afin de mieux rapprocher le sensible et le visible : « La pensée est astreinte à puiser au spectacle les mots de son dire. […] La pensée est parole ; et y a-t-il quoi que ce soit dans le langage qui ne vienne pas du monde, qui ne recueille le primordial signe des choses ? » (Poèmes de la presqu’île, Gallimard, 1961). Cependant, n’allons pas déduire de cette haute exigence intellectuelle un goût immodéré pour l’abstraction et les jeux de l’esprit. Si Deguy goûte les mots et les idées, s’il les manie avec une grande (parfois excessive) dextérité, il cultive aussi, comme le soulignait Philippe Jaccottet, un « grand réalisme ». Il ne se veut pas poète-philosophe, mais laisse la pensée spéculative s’introduire, par diverses portes, dans ses poèmes.
Dans cette contrée de l’existence visible et faillible, mais toujours réfléchie, un bref livre fait date : celui que Michel Deguy consacra au deuil qui accompagna la mort de son épouse, Monique, en 1994. À ce qui n’en finit pas (Seuil, 1995), comme Quelque chose noir, de Jacques Roubaud, neuf ans plus tôt, est une intense méditation poétique où la douleur éprouvée n’entre pas en conflit avec la nécessité de son expression. Quelques années plus tard, paraît une longue et scrupuleuse — malicieuse aussi… — mise au point sur la question de la foi chrétienne qui fut la sienne dans sa jeunesse (Un homme de peu de foi, Bayard, 2002).
Une “gaieté paradoxale”
La poésie n’est pas seule : ce titre d’un recueil paru en 1987 au Seuil a valeur de manifeste. Il exprime, d’une manière condensée, l’idée centrale et dynamique au cœur de l’œuvre. Par cette affirmation sont récusés les mythes nés du romantisme, puis déclinés de diverses manières, sur le splendide isolement ou la souveraineté incomprise du poète. Pour autant, la veine lyrique, intime, éventuellement élégiaque — mais avec une ironie vive toujours en action, une « gaieté paradoxale », dit-il — n’est jamais obstruée chez Deguy. Au fond, l’« inquiétude de la réflexion », dont parlait le grand poète italien Andrea Zanzotto à son propos, ne le quitte jamais. Elle accompagne et nourrit l’élan poétique et le besoin de nommer ce qui est, d’appeler chaque chose par son nom. « Sait-on ce que c’est qu’écrire ? » demandait Mallarmé. Deguy a un début de réponse, qui n’épuise pas la question… « J’assigne à l’art poétique le propos de témoigner comment résonnent et consonnent un certain nombre de pensées […] » (Actes, Gallimard, 1966). Et, vingt ans plus tard : « Ce qui a lieu d’être / Ne va pas sans dire / Ce qu’on ne peut pas dire… / Il faut l’écrire » (Gisants, Gallimard, 1985).
Ce non-isolement de l’écrivain, Michel Deguy l’a illustré, publiquement, institutionnellement, de plusieurs manières. Dans l’enseignement d’abord, mais aussi dans le monde de l’édition et des revues. Durant plus de vingt-cinq ans, jusqu’en 1987, il fut membre du comité de lecture de Gallimard, puis fut remercié. Il consigna le récit de cette expérience (et de cette déception) dans Le Comité (Champ Vallon, 1988). Depuis sa création, en 1977, il dirige ce qui est sans doute la meilleure (et surtout d’une remarquable longévité) revue en ce domaine, Po&sie — plus de cent cinquante numéros parus. Aux mêmes éditions Belin, il a aussi créé une collection marquante de textes littéraires sans frontières et d’essais, « L’Extrême contemporain ». Ces deux mots, avec le risque d’abstraction qu’ils comportent, définissent sans doute au mieux le projet et la visée de Michel Deguy.