
« L’exécutif constitue-t-il une zone d’ombre en matière d’éthique publique ? »
C’est le propos de l’entretien dans L’OBS dont nous vous proposons un extrait.
Les « Uber Files » ont mis en lumière la place prépondérante de certains lobbys dans les cabinets ministériels, et leur rôle dans l’orientation des réformes. Faut-il plus de transparence et réguler ces pratiques ? L’exécutif constitue-t-il une zone d’ombre en matière d’éthique publique ? Les constitutionnalistes Matthieu Caron et Jean-François Kerléo répondent aux questions de « l’Obs ».
Matthieu Caron et Jean-François Kerléo sont constitutionnalistes et respectivement directeur général et directeur scientifique de l’Observatoire de l’Ethique publique, un think tank fondé par l’ancien député René Dosière. Spécialistes du droit gouvernemental, ils sont notamment les auteurs de l’ouvrage « la Déontologie gouvernementale », parue à la LGDJ en avril.
L’étrange fascination d’Uber sur les élites intellectuelles et médiatiques
Nous vous proposons également l’entretien dans MARIANNE avec le journaliste et écrivain Laurent Lasne qui avait écrit dès 2015 « Uber, la prédation en bande organisée » (le Tiers Livre). Il décrit l’étrange fascination que cette entreprise a exercée sur les élites intellectuelles et médiatiques, et pas seulement sur Emmanuel Macron.
LES PUBLICATIONS PRÉCÉDENTES DE METAHODOS:
« FAIRE D’UBER UN INTERLOCUTEUR PRIVILÉGIÉ, CHOIX POLITIQUE CRITIQUABLE… » https://metahodos.fr/2022/07/18/faire-duber-un-interlocuteur-privilegie-est-un-choix-politique-critiquable-a-plusieurs-niveaux-le-monde/
EN PLEINE AFFAIRE UBER FILES, BRUXELLES CONFRONTE LA FRANCE À SES LACUNES EN LOBBYING – MISE À JOUR. https://metahodos.fr/2022/07/15/en-pleine-affaire-uber-files-bruxelles-confronte-la-france-a-ses-lacunes-en-matiere-de-lobbying/
MISE À JOUR 3 – « UN DEAL SECRET ENTRE UBER ET MACRON » ? : LE DOSSIER https://metahodos.fr/2022/07/12/mise-a-jour-3-un-deal-secret-entre-uber-et-macron-le-dossier/
UBER FILES, SYMPTÔME DE LA «DÉGÉNÉRESCENCE D’UN RÉGIME» ? https://metahodos.fr/2022/07/14/uberfiles-ou-le-nouveau-symptome-de-laffaiblissement-du-regime/
VOIR ÉGALEMENT SUR FRANCE 24 :
1. ENTRETIEN – EXTRAIT
« Uber files » : « Nous proposons la création d’un déontologue du gouvernement comme il en existe à l’Assemblée »
Par Lucie Alexandre. L’OBS
L’enquête du « Monde » sur les « Uber Files », à partir des données collectées par le Consortium international des Journalistes d’Investigation, révèle-t-elle selon vous quelque chose d’illégal ?
Jean-François Kerléo : Le fait qu’un ministre entretienne des relations étroites avec un groupe privé dont il est idéologiquement proche n’a rien d’original, et encore moins de nouveau. Ce qui interroge, en revanche, c’est la fréquence de ces liens, l’accès direct au ministre, et surtout l’opacité dans laquelle se seraient déroulés ces entretiens qui n’étaient pas inscrits à son agenda. Si cela est exact, cette proximité est d’autant plus étonnante que le ministère en question n’était pas, à l’époque, porteur de la réforme, et que la société Uber était ouvertement et volontairement dans l’illégalité en maintenant certains de ses services. Enfin, la majorité politique associée au gouvernement dans lequel Emmanuel Macron était ministre de l’Economie s’affichait comme hostile au modèle social que porte Uber.
En leur conseillant de produire des amendements qu’il leur a lui-même suggérés, il a donc pu porter atteinte aux principes …
…/…
2. ARTICLE
« Emmanuel Macron a soutenu la méthode Uber et sa prédation en bande organisée »
Propos recueillis par Etienne Campion. Publié le 15/07/2022 MARIANNE
Marianne : « Uber Files », une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), met en lumière le lobbying et les manœuvres de la société Uber pour s’imposer en France et dans les grandes métropoles entre 2013 et 2017. En 2015, vous écriviez déjà Uber – La prédation en bande organisée (le Tiers Livre). Comment avait été reçu votre livre ?
Laurent Lasne : Le livre n’a pas été reçu, il a été ignoré. Envoyé à l’ensemble des rédactions et des médias, le livre n’a été mentionné nulle part à l’exception de France 3 Île-de-France et d’une invitation à une heure tardive sur le plateau de LCI composé d’intervenants pro-Uber. Mais grâce au bouche-à-oreille, il s’est très bien vendu car les lecteurs avaient envie de comprendre l’envers de la stratégie et du fonctionnement d’Uber qui était soigneusement occulté à l’époque.
« Aucune critique de son modèle n’était audible et je recevais alors des messages très hostiles voire injurieux. »
Au début des années 2010, Uber exerçait une fascination suspecte sur l’ensemble des élites intellectuelles et médiatiques. Aucune critique de son modèle n’était audible et je recevais alors des messages très hostiles voire injurieux. Pourtant, de quoi s’agissait-il ? D’ouvrir un espace critique et de débat en révélant certaines pratiques de la multinationale américaine comme sa stratégie agressive, le traitement illégal des données informatiques, le contournement du droit du travail, l’optimisation fiscale, ses liens organiques avec la finance de marché comme le Fonds souverain saoudien ou la banque Goldman Sachs qui a été à l’origine de la crise financière de 2008.
À LIRE AUSSI : Uber Files : « J’ai reçu des menaces sur les réseaux sociaux, sans pouvoir identifier qui était derrière »
Mais l’autre intention du livre était aussi d’opposer au modèle Uber le modèle coopératif du taxi parisien incarné par le groupement Gescop Alpha Taxis et son modèle social innovant. Au bout du compte, l’une paie ses impôts en France et participe à la solidarité nationale, pas l’autre. L’une fait de ses outils numériques un « bien commun », pas l’autre. L’une redistribue ses profits aux chauffeurs associés, l’autre considère ses chauffeurs comme des collaborateurs mais elle les traite dans les faits d’une manière indigne comme l’ont révélé par la suite manifestations des chauffeurs de VTC.
« La fascination des élites françaises pour le modèle technologique de la Silicon Valley est puissante et là où opère la séduction, la raison se tait. »
Au vrai, je n’ai pas été surpris par l’indifférence médiatique vis-à-vis du livre tant est puissante la fascination des élites françaises pour le modèle technologique de la Silicon Valley et là où opère la séduction, la raison se tait. Comparaison n’est pas raison, mais souvenez-vous de l’admiration sans borne de la plupart des intellectuels français pour le modèle soviétique et Staline. Qui osait les critiquer passait pour un salaud ou un traître. D’une certaine manière, la montée en puissance d’Uber en France s’est accompagnée des mêmes ressorts et d’une même représentation symbolique.
Vous décriviez concurrence déloyale, pratiques trompeuses, non-respect du droit social, traitement illégal de données informatiques… Comment définir la méthode d’implantation d’Uber ?
C’est une méthode extrêmement agressive et très brutale, mais Travis Kalanick, le fondateur d’Uber, n’en avait pas fait mystère en déclarant : « Nous sommes engagés dans une bataille politique. Notre adversaire est un connard, qui s’appelle taxi. » Pour les entreprises technologiques, la technique d’implantation est toujours guidée par le même objectif.
À LIRE AUSSI : « Uber Files » : l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire est-elle possible et pour quoi faire ?
Les données numériques sont au cœur de leur modèle d’affaires. Il s’agit de capter la valeur produite gratuitement par les usagers pour les agréger et traiter ces datas massives grâce aux algorithmes. La stratégie d’implantation d’Uber était claire. Il s’agissait d’acquérir une position dominante au nom du sacro-saint principe « The winner takes all » (Le gagnant remporte tout) et d’éliminer toute concurrence. L’ambition était d’éradiquer le taxi, tous les coups étaient permis.
« Les dirigeants d’Uber ont pu pousser leurs pions dans les zones grises du droit en usant de tous les recours possibles. »
Ainsi, pour déstabiliser le marché et récupérer des données, la multinationale américaine a lancé l’application UberPop qui permettait à n’importe quel pékin d’utiliser sa voiture pour faire des « courses ». Je rappelle dans mon livre que les dirigeants ont été lourdement condamnés pour cette application avec ce commentaire éloquent du juge du tribunal correctionnel de Paris soulignant que « l’intention manifeste d’Uber de contourner la législation et sa mauvaise foi ». Mais en attendant les décisions de justice et malgré les arrêtés d’interdiction pris par des préfets en région, l’application UberPop ne cessait de s’étendre dans le pays. Ainsi les dirigeants d’Uber ont pu pousser leurs pions dans les zones grises du droit en usant de tous les recours possibles pour retarder les décisions de justice.
À LIRE AUSSI : Scandale Uber files : la Macronie « peine à voir » le problème et brandit… ses résultats
Cependant, l’entreprise ne s’est pas contentée de mener la guerre de face aux taxis, elle a aussi consacré d’énormes moyens pour évangéliser les réseaux sociaux à sa propagande à la fois pour attirer des chauffeurs, pour élargir le cercle des utilisateurs de ses services et pour ringardiser les chauffeurs de taxi et la « génération Facebook » s’en est donné à cœur joie. Il est vrai que ses méthodes ont été critiquées par plusieurs dirigeants d’entreprises américaines car elles contrevenaient à une certaine morale du business et certains ont évoqué le fait qu’Uber représentait une forme de « capitalisme dévoyé » sans foi ni loi. Mais Kalanick ne s’en souciait guère. Cela dit, au moment où l’entreprise a commencé à préparer son entrée en Bourse, elle s’est séparée de son dirigeant emblématique à la suite d’une enquête interne qui a révélé des faits de harcèlement, mais aussi ses mensonges et tromperies.
Des documents internes à l’entreprise, analysés par Le Monde montrent comment, entre 2014 et 2016, le ministre de l’économie Emmanuel Macron a œuvré en coulisse pour la société de VTC, qui tentait d’imposer une dérégulation du marché et affrontait l’hostilité du gouvernement. Comment avez-vous perçu son rôle ?
Emmanuel Macron a toujours été un soutien indéfectible de cette entreprise et il ne s’en est jamais caché. Pour comprendre la genèse politique qui a favorisé l’arrivée d’Uber en France il faut remonter à la Commission Attali (2007-2008) dont Emmanuel Macron était le rapporteur. Parmi les 316 mesures, deux d’entre elles concernaient le transport de particuliers. L’une recommandait d’augmenter le nombre de taxis mais l’autre surtout préconisait de « développer l’entrée sur le marché des VTC » autrement dit de libéraliser ce secteur. Bien sûr, aucune concertation n’a été engagée avec les taxis et de soi-disant économistes ripolinés en experts se sont répandus dans les médias en conseillant aux chauffeurs de taxi de vendre leur plaque, tant qu’elle avait encore de la valeur. Cette séquence a été l’amorce de la mobilisation des taxis qui ignoraient ce qui se tramait.
« L’année dernière, et de manière stupéfiante, lors de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, Emmanuel Macron, dans une intervention vidéo, a cité en exemple Uber pour son offre de courses gratuites réservées aux femmes. »
Puis sont venues les lois concernant le régime d’autoentrepreneurs et celle dite de « modernisation des services touristiques » du gouvernement Fillon dans laquelle se trouvait inséré un chapitre intitulé « exploitation de voitures de tourisme avec chauffeur ». Ce nouveau cadre légal a ouvert une brèche dans laquelle Uber s’est engouffré pour lancer son application en France en décembre 2011, première externalisation de son modèle en dehors des États-Unis.
À LIRE AUSSI : « Westworld » et « Super Pumped » : l’inoxydable figure du magnat psychopathe dans les séries TV
Lors de l’arrivée de François Hollande au pouvoir, bénéficiant de la confiance du nouveau président de la République, Emmanuel Macron, dans toutes les fonctions qu’il a occupées, s’est révélé un soutien intangible d’Uber, même lorsque la multinationale américaine était condamnée par la justice française et en dépit de son modèle social calamiteux pour les chauffeurs ou de l’optimisation fiscale qu’elle pratique sans vergogne, ce qui affaiblit les recettes de l’État.
À LIRE AUSSI : Scandale Uber files : la Macronie « peine à voir » le problème et brandit… ses résultats
Élu président de la République, voulant faire de la France une start-up nation, concept creux mais séduisant inventé par les chapeaux à plume de sa communication, il a reçu à plusieurs reprises à l’Élysée et à avec beaucoup d’égards le nouveau patron d’Uber et les dirigeants américains de la tech. L’année dernière, et de manière stupéfiante, lors de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, Emmanuel Macron, dans une intervention vidéo, a cité en exemple Uber pour son offre de courses gratuites réservées aux femmes. Il se faisait ainsi le VRP de la multinationale alors même que l’année précédente, sa ministre Marlène Schiappa rencontrait les dirigeants de la multinationale pour leur demander de « rendre des comptes » face à la « situation très préoccupante » des agressions sexuelles multiples commises par des chauffeurs Uber.
À LIRE AUSSI : « Uber files » : le président Macron a-t-il dépassé les bornes ?
Alors si Emmanuel Macron n’est pas l’homme qui a implanté Uber en France, il n’a eu de cesse de soutenir son développement et d’être l’un de ses soutiens les plus zélés. Un jour peut-être, les entomologistes de la vie politique française nous expliqueront les raisons d’une telle fidélité à une entreprise américaine dont l’application n’est pas si innovante que cela.
Concrètement, pour desserrer l’étau, comment on procède : on arrête de prendre des Uber et de commander sur UberEats ? L’État et les lois peuvent-ils réduire l’emprise ?
Pour répondre à votre question, il faut prendre un peu de hauteur et ne pas l’analyser à l’aune d’Uber seulement. La numérisation des villes et ce qui se joue autour du concept de smart city constituent un enjeu sensible pour les démocraties car tout cela est porteur d’une vision de la société. En outre, il ne faut pas omettre de rappeler que les consommations urbaines telles que le logement, les déplacements et les services urbains représentent plus du tiers des dépenses des ménages selon l’Insee ce qui représente un marché gigantesque.
À LIRE AUSSI : Uber files, « traverser la rue pour trouver du travail » : Macron persiste et signe
La question est donc éminemment politique entre deux conceptions différentes de la gouvernance urbaine sous-estimées par les responsables politiques. D’une part, la ville telle que nous la connaissons, gouvernée par un maire élu ayant pour mission la recherche de l’intérêt général, d’autre part, une ville-service numérisée visant à répondre aux demandes des consommateurs pilotée par les acteurs majeurs de l’économie numérique car qui contrôle les données exerce le vrai pouvoir.
Entre les deux, différentes variantes sont possibles car il n’existe pas un seul modèle de ville intelligente, mais on voit par là que l’enjeu démocratique, c’est-à-dire la capacité des habitants à contrôler l’avenir des villes, est l’une des grandes questions à venir. Si les technologies sont d’un grand intérêt pour renforcer le jeu démocratique, les élus locaux et les citoyens devront aussi affirmer leur indépendance face à la logique des grands acteurs du numérique qui tend à privatiser l’espace public et à tout convertir en marché et en profits.
- Par Etienne Campion
3 réponses »